«Le retour du religieux»: parlez-en à Charles Taylor, grand philosophe québécois, professeur émérite de l'université McGill, et il se montrera... très sceptique.
Pourtant, les signes d'un tel phénomène semblent bel et bien se multiplier : choc entre Benoît XVI et certains islamistes; multiplication des actes terroristes à motivation religieuse; croissance de la pratique religieuse aux États-Unis; revendications multiculturalistes; succès de certains mouvements charismatiques américains en Amérique latine, etc. Nombre de conflits contemporains, aussi, ont des aspects clairement religieux. Cela tranche avec le passé récent : pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, les religions eurent un rôle, mais certainement pas aussi prééminent que celui qu'elles jouent dans les luttes actuelles.
Charles Taylor, 75 ans, ne nie pas tout cela. Mais il apporte des nuances éclairantes sur ce problème central à notre époque. Depuis la publication de son Sources of the Self en 1992 (Harvard University Press, publié en français chez Boréal en 1998), où il réfléchissait aux développements de l'identité moderne, il s'est lancé dans une réflexion d'une envergure comparable sur la «sécularisation», qu'on pourrait définir rapidement -- on y reviendra -- comme le «recul» de la religion dans le monde moderne. Il y a travaillé intensément, notamment l'an dernier pendant neuf mois au Wissenschaftskolleg de Berlin, et publiera à l'automne 2007 A Secular Age (Harvard University Press), dont il a accepté d'exposer certaines des grandes lignes au Devoir.
En fait, «il est question que le titre de mon livre comporte un point d'interrogation», note le philosophe. En raison de tous les faits cités plus haut, justement. L'idée d'un «recul du religieux», voire d'une sécularisation, pouvait sembler plus évidente il y a cinq ans seulement, admet-il. La dernière fois que nous l'avons interviewé, d'ailleurs, c'était en 2001, par un beau matin du mois d'août. Une des premières lignes de notre article était : «Nous étions loin de nous douter que, deux semaines plus tard, par une autre journée magnifique de fin d'été, les tensions [entre religion et modernité] se manifesteraient aux yeux du monde de la façon la plus tragique.» Le 11-Septembre a-t-il mis fin au processus de sécularisation ? La prophétie -- attribuée à Malraux -- au sujet de ce «XXIe siècle [qui] sera[it] religieux», se réaliserait-elle ?
«Les formules du type "retour de la religion" nous empêchent de voir ce qui est neuf et très menaçant dans ces phénomènes», répond Charles Taylor. Bien sûr, «la notion de sécularisation est plus problématique qu'avant 2001», admet-il.
Non, le 11-Septembre et ses suites n'ont pas éliminé le phénomène, qui a quelque 500 ans, croit-il. Précisons : la sécularisation, ce n'est pas simplement la désertion des Églises, ou le cantonnement du religieux à la sphère privée, ou encore la séparation de l'Église et de l'État. Non, on parle de sécularisation lorsque la croyance religieuse devient «une option parmi tant d'autres». Pour bien faire comprendre ce changement fondamental, Taylor compare deux époques : «En 1500, partout dans la société, c'était à peu près inconcevable de ne pas croire en Dieu.
Évidemment, en l'an 2000, c'est au contraire très possible.» Même que, dans certains milieux -- comme celui des universités --, le fait d'y croire est «presque inconcevable», fait remarquer Taylor le professeur d'université et catholique pratiquant. (Il a d'ailleurs été invité à quelques reprises à discuter de la modernité avec Jean-Paul II à Castelgandolfo, la résidence d'été du pape, tout comme d'autres philosophes renommés tels Hans-Georg Gadamer, Emmanuel Lévinas et Paul Ricoeur, entre autres.)
La sécularisation, ajoute Taylor, se caractérise aussi par «la pluralité des croyances religieuses et spirituelles». L'individu revendique le pouvoir d'opter pour l'une ou l'autre des «spiritualités» disponibles. Il y a donc encore du religieux, du spirituel, mais contrairement à l'an 1500 cité plus haut, les possibilités sont totalement ouvertes. «Rien n'est inconcevable de nos jours, on peut être n'importe quoi», dit le philosophe, un sourire dans la voix.
Islamisme
D'accord, mais il y a quand même des phénomènes religieux qui semblent progresser plus que d'autres : l'islamisme, bien sûr. Les dirigeants arabes des années 1950, 1960 et 1970 étaient invariablement des laïcs. Nasser avec le parti Baas. Même chose en Syrie, en Irak, etc. Arafat n'avait rien ou presque de religieux dans son discours. Les nouveaux chefs d'aujourd'hui, les Nasrallah, Ben Laden, etc., se présentent tous comme des figures religieuses.
«Le cas du monde arabe est très frappant», admet Charles Taylor. Il y avait jadis en son sein une mobilisation nationaliste et moderniste contre l'Occident, perçu comme un envahisseur à cause du colonialisme et d'Israël. «Il faut se demander pourquoi ç'a été remplacé par une mobilisation des mêmes populations, avec des revendications et des griefs similaires, mais autour de l'islam.» D'une part, répond-il, la première mobilisation, nationaliste, n'a pas atteint ses buts. Des chefs ont pris le pouvoir et n'ont pas comblé les attentes, «lesquelles étaient peut-être complètement irréalistes». D'où la deuxième mobilisation, religieuse, qui rejette l'Occident et prône un retour à la tradition.
Du «faux traditionnel»
Mais attention, insiste Taylor, il y a ici une nouveauté. «Ce n'est pas parce que les islamistes se réclament d'une tradition qu'ils sont vraiment traditionnels.» En clair, la religion se trouve réinventée dans le processus. Dans l'islamisme, les «oulémas» -- théologiens traditionnels de l'islam -- ont perdu de leur importance. Ce sont des Ben Laden qui se lèvent et prétendent interpréter la religion et en dégager des règles prétendument claires, note Taylor. «Il émet des "fatwa" ! Ce qui est absurde au regard de la tradition islamique. C'est inconcevable, même dans un passé assez récent, qu'un autodidacte se donne ce rôle ou encore définisse ce qu'est un "martyr", par exemple.»
Les fondamentalistes redéfinissent les grandes religions sur la base du rejet de la modernité. Des auteurs clés de l'islamisme, tel l'Égyptien Sayed Qtub exécuté par le régime de Nasser en 1966, s'étaient imprégnés des intellectuels occidentaux qui pourfendaient la modernité, note Taylor. Qtub -- dont la lecture est obligatoire chez les talibans et les membres d'al-Qaïda -- avait étudié au Colorado et en était revenu avec un dégoût profond de la civilisation américaine et occidentale, qu'il considérait comme étant «en voie de pourrissement». Qtub, nous dit Taylor, en conclut que la civilisation occidentale contient une espèce de «virus» que les Occidentaux communiqueront aux pays arabes; «et pour éviter cela, il faut l'expulser et retourner aux sources».
Le paradoxe, c'est que les fondamentalistes sont, sur certains plans, fortement modernes. D'abord dans leur utilisation de la technique, qu'il s'agisse des moyens de communication contemporains ou, bien sûr, du réseau Internet. «Et il y a autre chose. Sur le plan de leur mode de mobilisation politique, ils sont complètement modernes. Ils détruisent toutes les structures traditionnelles. L'autorité des "oulémas" et celle des "cheiks" [s'imposent] au nom d'une mobilisation de masse qui s'apparente beaucoup aux autres grandes mobilisations occidentalo-modernes depuis la Révolution française.»
«Islamofascisme» ?
Doit-on en conclure que Charles Taylor ferait sien le néologisme inventé par George Bush, «islamofascisme» ? Pas du tout.
Certes, il y a des parallèles à dresser entre, d'une part, les idéologies modernes séculières du XXe siècle (communisme, fascisme, nazisme) et, d'autre part, l'islamisme. Au premier chef, l'ingrédient du «ressentiment», bien présent en Allemagne nazie en raison du traité de Versailles -- «le sentiment d'avoir été grièvement blessé, exploité, attaqué par l'autre». Il y a de cela dans l'islamisme. Cependant, Taylor rebute à parler d'«islamofascisme» pour les mêmes raisons qu'il déteste l'expression «la guerre au terrorisme». Parce que l'islamisme demeure, encore aujourd'hui, un phénomène extrêmement minoritaire, soutient-il. Or, en lui déclarant la guerre, «on contribue à rendre tous les musulmans à l'étranger, comme ceux chez nous en Occident, solidaires de ce courant. Il faut plutôt tout faire pour aider la majorité de l'islam à se dissocier de ça».
Ainsi, il qualifie de «malédiction» la présence de George Bush à la Maison-Blanche au moment des attentats du 11-Septembre. «Ça nous a fait énormément de tort, se désole Charles Taylor. Parce qu'en définitive, les islamistes ont fait du recrutement pour al-Qaïda comme jamais les dirigeants de ce réseau n'auraient pu l'espérer eux-mêmes; dans tous les pays islamistes, mais aussi dans les pays occidentaux.»
Ne pas répliquer, espérer que la majorité silencieuse de musulmans modérés viendra à bout de la minorité islamique : tout cela ne s'apparente-t-il pas à de l'«apaisement», cette attitude de 1938 à Munich, où les démocraties européennes se sont effondrées au lieu d'affronter le fascisme ? La comparaison est «totalement erronée !», s'exclame Taylor. «À cet argument, il faut répondre que, si l'on veut vraiment établir un parallèle, eh bien nous sommes encore dans l'équivalent des années 20, dit-il. À cette époque, en se montrant un peu plus compréhensif envers les problèmes que les Allemands éprouvaient en raison des coûteuses "réparations", on aurait peut-être pu éviter la prise du pouvoir par Hitler.» Évidemment, lorsque celui-ci devint chancelier et se retrouva à la tête d'une armée, «là, il fallait faire la guerre», dit le philosophe. Du reste, il estime qu'il y a «une certaine intervention militaire sans doute nécessaire en Afghanistan», parce que le pays risque de retomber aux mains d'idéologues terribles et parce que l'État s'y était effondré et était devenu un lieu d'entraînement pour les terroristes.
Benoît XVI
Par ailleurs, Charles Taylor déplore les propos controversés de Benoît XVI sur l'islam. Selon le philosophe, le pape a montré à cette occasion qu'il n'avait aucune idée du fonctionnement des médias modernes. «Quiconque a été en politique voit à quel point c'était stupide de citer un empereur byzantin qui parle de "toute la violence de Mahomet" et de ne rien ajouter !» Benoît XVI ne s'est pas rendu compte qu'il était une «cible de choix» pour les islamistes, qui y verraient une occasion en or d'exploiter cette déclaration. «Après tout, ce sont des papes qui ont lancé les premières croisades !» De plus, le fait de laisser entendre que «nous, les chrétiens, avons marié raison et révélation et qu'eux, les musulmans, ont décidé carrément de mettre la raison au placard» est réducteur, dit Taylor. On peut citer des contre-exemples : Avaroès chez les musulmans. Et du côté chrétien, il ne faut pas oublier que, il y a un peu plus de 100 ans, Pie IX dénonçait le monde moderne et rejetait le principe selon lequel «la raison humaine, considérée sans aucun rapport avec Dieu, est l'unique arbitre du vrai et du faux».
Sens littéral et imagé
Enfin, dans la modernité actuelle, d'autres grandes religions ont été réinventées et sont devenues, comme l'islamisme, des «repères d'identité». Taylor vise les fondamentalistes chrétiens américains, «qui prétendent que chacune des phrases de la Bible est littéralement vraie». Pour que cela prenne forme, Taylor note qu'il «fallait l'invention de la science moderne, la distinction entre les significations littérales et imagées, et une attaque de ceux qui disent que la religion n'est que mythologies». Autre exemple, le parti hindouiste Bharatiya Janata est l'un des partis politiques les plus importants de l'Inde. Taylor note que le mot «hindouiste» n'existait pas il y a deux siècles et répond à un besoin de «repères d'identité» pour mobiliser les masses. Les effets ne sont pas les mêmes que dans l'islam ou chez les chrétiens américains, mais cela peut avoir des conséquences néfastes : association à des citoyens de seconde classe, tensions communales, terrorisme. «Il y a d'autres phénomènes où la religion devient un repère d'identité fondé sur des "vestiges historiques", par exemple la conversion de certains anciens communistes athées de l'Europe de l'Est à la religion orthodoxe.»
La religion revient, en somme, mais non sans avoir été redéfinie et avoir changé de rôle.
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Charles Taylor participera à un débat avec le philosophe français Pierre Manent sur la question de la religion, samedi prochain le 14 octobre à 14h, au Musée des beaux-arts de Montréal. L'événement est organisé par la revue Argument avec, entre autres, l'appui du Devoir.
L'entrevue
Le fondamentalisme: une perversion moderne des grandes religions
Le philosophe Charles Taylor rejette la thèse d'un retour du religieux
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