Pierre Desjardins
_ Professeur de philosophie au Collège Montmorency
Historiquement, le travail n'a pas toujours constitué une valeur fondamentale et essentielle pour les sociétés humaines ; théoriquement, ce n'est que relativement récemment, soit au XVIIIe siècle avec la montée du rationalisme et du productivisme, que le concept de travail marchandise se développa. Mais il faudra attendre le XIXe siècle pour que le travail, sous la poussée fulgurante de l'industrialisation sauvage de ce siècle, obtienne dans les faits la notoriété qu'on lui accorde encore aujourd'hui.
De nos jours, certains parlent encore fièrement de la classe des travailleurs ou de groupes de travailleurs. Pour Lucien Bouchard, par exemple, le mot travail garde même un sens presque sacré. Comme la plupart des parents, il y voit l'assignation normale de ses enfants pour l'avenir. C'est au travail et par le travail, répètent-ils sans doute inlassablement, que tu pourras réussir plus tard dans la vie... Ce credo du travail comme réalisation de soi ou comme réussite sociale semble encore si fort qu'on ne saurait, semble-t-il, sous peine de perdre toute crédibilité, le remettre aujourd'hui en question...
Qui, en effet, oserait contester qu'il faille travailler pour gagner sa vie ? Combien n'ont-ils pas de toute façon déjà un double ou un triple emploi ? Et combien n'accepteraient-ils pas avec plaisir, si on leur en donne l'occasion, de faire tout le temps supplémentaire qu'ils désirent dans une seule journée pour voir augmenter leur revenu ? Surtout lorsqu'il s'agit de gens comme Lucien Bouchard pour qui chaque heure de travail représente des entrées d'argent de l'ordre d'environ 300$.
Au McDo pour se payer un char!
Et que penser de tous ces jeunes qui ont bien appris cette leçon de leurs parents et pour qui le sublime se résume à décrocher le plus tôt possible un travail au McDo du coin pour pouvoir se payer un char ? Pour bien des personnes cependant, le travail exigé est inintéressant et consiste en une occupation abrutissante et répétitive où le seul intérêt reste un salaire et cela, même s'il est au taux du salaire minimum.
Au Québec, selon les statistiques, plus de 60 % des gens ne travaillent pas dans des domaines qu'ils ont choisis ou pour lesquels ils avaient été préalablement formés, mais plutôt dans des secteurs répondant aux exigences strictes du marché. Et, à ces heures de travail aliénant, n'oublions pas d'ajouter une à deux heures de transport pour se rendre et revenir du lieu de travail, (pour les gens de Laval... on multiplie facilement ce chiffre par deux !). S'agit-il alors vraiment de gagner sa vie ou plutôt de la perdre en travaillant ?
La soumission du travailleur
Je rappellerai brièvement Albert Camus à ce sujet : rien ne lui puait plus au nez que cette soumission de petit travailleur dont Lucien Bouchard fait actuellement l'éloge. Rien ne le révoltait plus que cette routine du métro, boulot, dodo auquel l'humain, pour des exigences économiques et de productivité accrue se plie trop facilement. Dans Le mythe de Sisyphe, par exemple, il désignait cette routine infernale, (elle lui rappelait celle de Sisyphe aux enfers...), comme quelque chose de profondément inhumain. Car l'inhumain de l'humain, selon l'expression de Camus, était précisément cette servile fonction de petit travailleur...
C'est pourquoi, dans toute son oeuvre ensuite, Camus a prôné la révolte : la révolte contre ce destin tragique d'être condamné à devoir survivre de peine et de misère en trimant dur toute sa vie. Cette révolte s'exprimera par le refus, c'est-à-dire dans la capacité de dire non à cette soumission à un travail abrutissant et routinier, et par la prise en main et le dépassement de ce destin inhumain et ridicule par son opposé : l'affirmation d'une vie enjouée et plaisante, entièrement renouvelée sur la base de la liberté et de la justice pour tous !
Le mythe de la productivité
De nos jours, un obstacle majeur semble s'opposer encore à la diminution du temps de travail. Et cet obstacle, c'est ce mythe persistant de la productivité que certains mettent constamment de l'avant pour assurer leur propre prospérité. En fait, je pense que ce mythe charrié par la Chambre de commerce et son vil serviteur est si puissant qu'il peut y avoir complète incohérence ou injustice dans la rémunération accordée aux travailleurs sans qu'ils y portent la moindre attention.
Comment, par exemple, comprendre que ceux qui ont les emplois les plus intéressants, stimulants et créatifs comme, par exemple, celui de Lucien Bouchard, soient en général beaucoup plus payés que ceux qui ont des emplois aliénants, répétitifs et exécutés à cadence rapide ? Comment se fait-il, par ailleurs, que l'on accepte que ceux qui travaillent plus fort et plus longtemps, les petits travailleurs, soient en général ceux qui gagnent beaucoup moins que ceux qui travaillent moins fort ?
Permettre aux gros de s'enrichir encore plus
Pourquoi présenter à la population le travail comme la soumission à un dur labeur sinon pour répondre aux exigences du monde économique et permettre ainsi aux gros de la finance de s'enrichir encore plus ? Le travail, s'il faut encore garder ce terme, doit plutôt être repensé pour l'avenir en termes d'activités créatrices et jouissives permettant l'auto réalisation et l'épanouissement personnel et social de tous. Le travail ne doit plus être divisé, mesuré, calculé, chronométré heure après heure comme il l'est pour l'ouvrier depuis la révolution industrielle. Il devra dans l'avenir être intégré au flot normal d'activités du citoyen et rémunéré globalement par l'employeur selon les progrès qu'il représente pour la collectivité.
Si, comme le disait Aristote, l'humain est, par nature, un être avant tout curieux, alors je crois que le destin final de l'humanité n'est pas forcément de trimer de longues heures pour se payer deux ou trois heures de consommation aliénante par semaine, mais plutôt de se prélasser en écoutant de la musique, en buvant du bon vin, en s'instruisant, en lisant, en se cultivant, en inventant, en cherchant, en innovant et en chantant de la poésie pendant que des serviteurs artificiels (les robots informatisés) travailleront pour lui.
Ceci n'est pas une utopie lointaine. Nous y sommes presque. Mais si l'on veut véritablement réussir cette organisation nouvelle, un préalable doit être posé et accepté par tous : chaque membre de la société, sans exception, doit avoir le droit de bénéficier également des progrès et des bénéfices reliés à la productivité qu'assure la révolution informatique et technique. Or, présentement, à cause d'une clique de gens qui, comme Lucien Bouchard, prend la grosse part du gâteau et s'empiffre sans scrupule, ce ne peut être le cas.
Sus donc à tous ces workalcholic qui, âgés de 65 ans et plus et se croyant indispensables, sont incapables d'arrêter de travailler (à cet âge, le travail est une maladie) et accaparent goulûment toute la place sur le marché du travail, empêchant nos jeunes, (la relève), de prendre la place qui leur revient au soleil.
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