Mars 2021 « Il nous a révélés à nous même. Il a compris la philosophie de notre histoire à être les éléments constitutifs d’un grand peuple. » Curé Antoine Labelle à l’abbé Jean-Baptiste Proulx à propos de l’historien Rameau de Saint-Père.
À peine âgé de vingt-six ans, Antoine Labelle est curé de la paroisse de Saint-Antoine-Abbé, mais l’endroit est conflictuel, les protestants y mènent grand bruit et réussissent à faire de leur minorité une majorité en manœuvrant dans les méandres des lois. Le curé Labelle y voit la naissance d’une petite Irlande, il s’indigne et écrit à son évêque : « Je travaille donc de toutes mes forces à nous soustraire du joug de cette oligarchie qui agit sous l’injustice d’un esprit de caste et nous rappelle les jours de 37 ».
Le curé Labelle n’a pas connu l’époque des rébellions de 1837-1838, il était trop jeune, mais il en a une bonne connaissance, les Labelle de Saint-Eustache et de Sainte-Rose, son village natal, furent en grand nombre impliqués dans celles-ci. Sa réflexion n’est pas innocente.
Mais ce dont il est le plus accablé et témoin, puisqu’il sera curé de la paroisse de Saint-Bernard-de-Lacolle à proximité des États-Unis, c’est l’exode effarant des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre, fuyant le chômage, la rareté des terres, monopolisées par les loyalistes anglophones, ainsi que la spéculation autour des belles terres des Cantons de l’Est.
Dès lors, après avoir manifesté son aversion pour ces deux paroisses qui peinent à le faire vivre, après neuf années de présence il n’en peut plus, il demande à son évêque, Ignace Bourget, de lui offrir mieux, il est à bout. Tout au long de sa vie, le curé Labelle sera reconnu comme un homme qui avait une facilité à convaincre, même les plus réticents, c’est ce qu’il réussira à faire auprès de son évêque, qui, sensible à ses arguments et jugeant qu’après neuf années de difficultés, une nouvelle paroisse pourra l’aider dans le rétablissement de sa vocation, affaiblie par ses années de misère, il lui confie, geste d’appréciation, une grande paroisse : Saint-Jérôme. Il en sera le curé jusqu’à sa mort.
Il y a un moment charnière dans la vie du curé Labelle qui orientera ce qui deviendra sa pensée constante et l’objectif premier de sa vie. Non pas l’agriculture, la colonisation et le chemin de fer, comme l’Histoire l’a retenu, ce qui n’est pas faux loin de là, mais plutôt l’idée d’un pays avec la création de ces moteurs économiques. Ce moment fut sa rencontre avec le sociologue et historien Rameau de Saint-Père [1] en novembre 1860. Celui-ci avait écrit un livre qui avait influencé toute l’élite intellectuelle québécoise, dont Antoine Labelle, ce livre est La France aux colonies.
Nous pouvons comprendre toute l’importance de cette rencontre dans une conversation relatée par l’abbé Jean-Baptiste Proulx avec le curé Labelle avant leur départ pour l’Europe :
Avant de partir d’Halifax, monsieur Labelle me disait : « J’irai voir monsieur Rameau dussé-je courir aux extrémités de la France ; cet homme nous a fait trop de bien ! Il nous a révélés à nous-mêmes. Il a compris la philosophie de notre histoire, la force de notre expansion, la stratégie de nos mouvements, les secrets de notre avenir et les destinées extraordinaires de ce groupe français appelé à côté de populations celtiques et anglo-saxonnes à être les éléments constitutifs d’un grand peuple. La France aux colonies a relevé bien des courages abattus [2]. »
Antoine Labelle a vingt-sept ans lorsqu’il rencontre Rameau de Saint-Père, leur relation et leur amitié durera trente ans, jusqu’à sa mort. Le curé Labelle a compris que pour sauver la nationalité française et catholique des effets pervers de la politique issue du rapport Durham, d’une expansion anglaise et protestante, ainsi que d’une économie fragilisée par l’exode aux États-Unis, il faut conquérir nos conquérants. Cela doit se faire par une immigration intérieure, il faut être propriétaire de ce sol, il l’a compris notamment en se déplaçant et explorant ces cantons du Nord, lors de sa nomination comme curé de Saint-Jérôme. Il a apprécié les richesses naturelles de la forêt, des eaux et des terres libres de la présence humaine, ces terres, cette forêt, une contrée que l’on disait toutefois infranchissable, et dont l’idée de colonisation du curé Labelle est jugée avec scepticisme, indifférence, voire avec mépris.
Mais l’avenir apportera la réponse que cette contrée fut découverte et révélée par le curé Labelle.
Il écrit : « Les terres cédées doivent être comparables aux meilleures terres de la plaine du Saint-Laurent ». Ces terres ne sont pas celles qu’une histoire superficielle reprise par maints esprits réducteurs et même certaines de nos élites, qui reprennent en chœur cette conclusion : « Ce gros imbécile de curé Labelle qui a encouragé les Québécois à s’acharner sur des terres de roches ».
Non, ces terres ne sont pas de roches, loin de là, ce sont celles de La Lièvre, de La Rouge, de l’Outaouais, propres à freiner l’avancement de la poussée anglaise. Ces terres dont il va encourager la colonisation.
Il met toutefois en garde les futurs colons :
Rappelez-vous que dans le Nord on ne réussit qu’à condition d’élever des animaux, faire du beurre ou du fromage et se livrer en même temps à la culture des patates. Vous ne pouvez faire cela de suite mais tout votre plan doit viser à atteindre ce but (Lettre à L. Jeanneret, futur colon, 22 septembre 1889).
Ses réflexions le mènent à comprendre que les biens doivent circuler pour atteindre les marchés : « Il faut que la sève agricole et industrielle se répande également par toutes les artères ».
La vraie pensée du curé Labelle n’est pas simplement de contrer l’immigration massive des Canadiens français vers les États-Unis, en instaurant une immigration intérieure vers le Nord, non, il a une visée plus grande, un objectif que les historiens ont négligé.
Nous pouvons en retracer son essence dans une lettre à Onésime Reclus [3] du 10 juin 1888 :
Nous les enfants du Nord, nous les futurs fondateurs de cet Empire du Nord, nous les hommes désignés à renouveler en Amérique les faits glorieux et célèbres de la vielle France, nous qui devons conquérir sur les Philistins anglais cette terre de l’Amérique par notre vigueur, notre fécondité, notre habileté et pas ces secours d’en haut qui nous viennent si à propos pour réaliser ces grandes conceptions.
Il est de notre intérêt de rester aussi longtemps que possible, sujets de la Grande-Bretagne pour avoir le bénéfice de se ambassades, de ses armées, de sa marine sans qu’il nous en coûte un sou, ce qui nous permet d’employer tout l’argent que nous ménageons par là à faire prospérer le Dominion.
Un jour nous serons une nation indépendante et cette nation sera gouvernée par les hommes qui l’ont fondée, par conséquent en partie ou en grande partie par les enfants illustres de la race française.
Ce n’est pas tout, nos rapports avec la France vont devenir plus intimes.
Le commerce va grandir progressivement entre les deux nations.
L’immigration française va devenir ruisseau, rivière et fleuve, dans le temps à venir et c’est alors la revanche de Montcalm sera accomplie par la voie pacifique de la force native de la race française sans même brûler une cartouche. Ce sera la plus grande victoire que jamais nation ait accomplie : « Conquérir nos conquérants ».
Mais dans son projet, comment le chemin de fer procurera-t-il l’indépendance du pays, saveur Labelle ?
Deux lettres [4], la première d’Onésime Reclus à Rameau de Saint-Père, le 27 novembre 1887, indique une facette méconnue du plan Labelle :
Je vous communiquerai la série de lettres de monsieur Bodard le fondateur de la Société d’Immigration de Montréal. Elles sont confidentielles, mais pas pour vous. Vous y verrez comment le dit monsieur Bodard, Monseigneur Tâché, le curé Labelle, et une trentaine de prêtres, ont formé le plan positif de reprendre le Manitoba sur l’élément saxon.
Nous en retrouvons la cohérence dans une deuxième lettre, cette fois du curé Labelle à Onésime Reclus le 19 août 1888 :
Nous pouvons l’allier (le chemin de fer), à la France, par les capitaux et nous voilà sur le champ de bataille solide. Par cette voie qui est le centre de la Province et en la dirigeant du côté de l’est et de l’ouest, d’un côté jusqu’au Témiscamingue, de l’autre jusqu’au Lac-Saint-Jean et faisant la jonction à Sainte-Agathe, nous sommes maîtres du commerce, de l’industrie, des mines, de cet immense territoire, et par contrecoup jusqu’à la baie d’Hudson. Tu vois mon vieux que je ne me tiens pas pour battu !
Quoi que fassent les Anglais, il me semble que jamais ils ne pourront me briser. S’ils me barrent le passage d’un côté, comme ces torrents impétueux, je me creuse un sillon de l’autre.
Le curé Labelle dans une conception providentielle catholique à l’instar du chanoine Lionel Groulx, voit le Québec comme un pays, le chemin de fer un vecteur pour l’économie et l’indépendance.
Il agissait en homme de pensée et pensait en homme d’action. Son parcours, ses agissements, sa pensée économique sont une avancée vers ce qui deviendra une Révolution tranquille et un mouvement indépendantiste qui prendra naissance dans les années 1960. Il aurait pu être dans ces deux époques un acteur principal, il en était l’incarnation préalable.
[1] François-Edme Rameau de Saint-Père (Gien 1820– Adon 5 décembre 1899). Historien. Journaliste et sociologue français. Reconnu pour ses travaux historiques et culturels sur le Canada français à la fin du XIXe siècle en particulier sur l’Acadie en laquelle il reconnaissait l’esprit de la vielle France.
[2] Cinq mois en Europe ou Voyage du curé Labelle en Europe en faveur de la colonisation, Montréal. Beauchemin et Fils libraires, 1888.
[3] Onésime Reclus (Orthez 22 septembre 1837-30 janvier 1916). Géographe. Auteur. Inventeur du mot francophonie.
[4] Pour les correspondances mentionnées, sources dans : BAnQ Vieux-Montréal Fonds Antoine Labelle P 774, SI, D1 à 777 voir noms cités.