Il y a peu de joies qui puissent se comparer à celle de l’analyste qui voit les faits suivre ses prédictions. Il y a une jouissance tout aussi exquise que de prédire théoriquement l’existence d’une particule et de constater expérimentalement qu’elle existe effectivement. Or, en cette rentrée qui pourrait apparaître fort morose, les dieux m’ont envoyé cette joie. D’abord sous la forme d’un article de Jacques Sapir qui a fait grand bruit (1) dans le Landerneau de la gauche en général et de la « gauche radicale » en particulier. Voici un petit extrait :
«Comment reconstruire une alternative à la politique européenne actuelle ? Si l’on considère cette alternative comme étant celle d’une rupture avec l’Euro, et je rappelle qu’il ne peut y avoir d’autre politique que sur la base d’une sortie de l’Euro, alors, cette alternative implique d’associer des forces de gauche à des forces souverainistes. Il faut noter, sur la question de l’Euro, une évolution importante au sein des forces de gauche, y compris en France si l’on observe bien les évolutions de J-L. Mélenchon et surtout d’Eric Coquerel, sur ce point (…) Mais, cette alternative n’aura de sens que si elle s’élargit à l’ensemble des forces qui, aujourd’hui, appellent à sortir de l’Euro. A partir du moment où l’on se donne comme objectif prioritaire un démantèlement de la zone Euro, une stratégie de large union, y compris avec des forces de droite, apparaît non seulement comme logique mais aussi nécessaire. Vouloir se masquer cela aboutirait à une impasse. La véritable question qu’il convient de poser est donc de savoir s’il faut faire de ce démantèlement de l’Euro une priorité. Et, sur ce point, tant Fassina qu’Oskar Lafontaine et bien d’autres répondent par l’affirmative.
La présence de Jean-Pierre Chevènement aux côtés de Nicolas Dupont-Aignan lors de l’Université d’été de Debout la France est l’un des premiers signes dans cette direction. Mais, ce geste – qui honore ces deux hommes politiques – reste insuffisant. A terme, la question des relations avec le Front National, ou avec le parti issu de ce dernier, sera posée. Il faut comprendre que très clairement, l’heure n’est plus au sectarisme et aux interdictions de séjours prononcées par les uns comme par les autres. La question de la virginité politique, question qui semble tellement obséder les gens de gauche, s’apparente à celle de la virginité biologique en cela qu’elle ne se pose qu’une seule fois. Même si, et c’est tout à fait normal, chaque mouvement, chaque parti, entend garder ses spécificités, il faudra un minimum de coordination pour que l’on puisse certes marcher séparément mais frapper ensemble. C’est la condition sine qua non de futurs succès.
Il faut cependant avoir conscience que la constitution des « Fronts de Libération Nationale » pose de redoutables problèmes. Ils devront inclure un véritable programme de « salut public » que les gouvernements issus de ces « Fronts » auront mettre en œuvre non seulement pour démanteler l’Euro mais aussi pour organiser l’économie le « jour d’après ». Ce programme implique un effort particulier dans le domaine des investissements, mais aussi une nouvelle règle de gestion de la monnaie, ainsi que de nouvelles règles pour l’action de l’Etat dans l’économie. De plus, ce programme impliquera une nouvelle conception de ce que sera l’Union européenne et, dans le cas de la France en particulier, une réforme générale du système fiscal. On glisse alors, insensiblement, d’une logique de sortie, ou de démantèlement, de l’Euro vers une logique de réorganisation de l’économie. Un tel glissement est inévitable, et nous avons un grand précédent historique, le programme du CNR (Conseil National de la Résistance) durant la seconde guerre mondiale. La Résistance ne se posait pas seulement pour objectif de chasser l’armée allemande du territoire. Elle avait conscience qu’il faudrait reconstruire le pays, et que cette reconstruction ne pourrait se faire à l’identique de ce que l’on avait en 1939. Nous en sommes là aujourd’hui ».
(…)C’est pourquoi, et j’insiste sur ce point, il faudra laisser le sectarisme, les procès d’intention et les anathèmes, au vestiaire. De ce point de vue, l’attitude de J-L. Mélenchon qui refuse d’être à la même tribune que Nicolas Dupont-Aignan est puérile. On ne perd sa virginité politique qu’une fois, et la sienne fut déjà perdue dans le soutien inconditionnel à François Hollande en 2012. Dans le CNR il y avait des communistes aux militants de l’Action Française. Il faudra impérativement qu’il en change s’il veut peser dans ce débat ou qu’il argumente très précisément en quoi et pourquoi il refuse de participer à un possible « front ».
Ca ne vous rappelle rien ? Ca devrait. Parce que toutes ces idées ont été abondamment développées dans mes papiers ici (2). Cela avait d’ailleurs provoqué un riche débat ici et m’avait valu un abondant courrier d’insultes dans un certain nombre de blogs d’extrême gauche. Pour faire court, on m’avait accusé d’être un « sous-marin » du FN. Cela donne d’ailleurs une petite idée du courage qu’il aura fallu à Sapir pour écrire ces lignes et pour les publier. Car contrairement à moi, qui écrit avec la totale liberté des anonymes, Jacques Sapir est une personnalité, qui enseigne dans une institution où les idées qu’il vient d’exprimer ne risquent pas de lui faire beaucoup d’amis, mais pourrait lui attirer un grand nombre d’inimités tenaces. Je ne serais guère étonné si les réactions plutôt modérées des représentants de la « gauche radicale », qui se contentent pour le moment de « regretter », se transformaient rapidement en dénonciations enflammées classant Sapir – pourtant l’un des intellectuels les plus respectés de la « gauche radicale » - parmi les « salauds », les « rouge-bruns » ou les « nouveaux réactionnaires ».
Mais de toute évidence, les choses bougent. La banquise eurolâtre qui, chez la gauche radicale maintenait l’océan immobile est en train de se fissurer. Sapir signale par exemple la participation de Chevènement à l’université d’été de « Debout la France ». Il signale aussi les changements perceptibles dans le discours des dirigeants du PG, même si à mon avis il surestime la portée de ces changements. Il n’en reste pas moins que des choses bougent. Même Mélenchon commence à prendre du recul. Voici ce qu’il écrit dans sur son blog le 24 août dernier :
« En 1976 déjà, le maître de cette idéologie, Friedrich August von Hayek, a montré dans un article fondamental que le transfert de compétences vers le niveau international fraye la voie au néolibéralisme. C’est pourquoi l’Europe du libre marché et des échanges non régulés de capitaux n’est jamais un projet de gauche. Depuis qu’il est devenu de plus en plus évident avec quelle importance la Commission européenne et le Parlement européen sont à la solde du lobby économique, un nouveau transfert de compétences vers le niveau européen signifie la déconstruction de la démocratie et de l’État social. Cela, et je le dis en faisant mon autocritique, parce que, en tant qu’Européen convaincu, j’ai longtemps soutenu la politique d’un transfert croissant de missions au niveau européen, on aurait pu le comprendre avant. Il est regrettable que l’influent philosophe allemand, Jürgen Habermas, et beaucoup d’hommes politiques et d’économistes ayant participé à cette discussion continuent de tenir à cette voie, bien que d’une année à l’autre elle semble de plus en plus mener à l’erreur et monter les peuples d’Europe les uns contre les autres » (c’est moi qui souligne).
En effet, « on aurait pu le comprendre avant ». Surtout que le texte de Hayek date, comme Mélenchon le rappelle, de 1976. Mais en 1976 à l’OCI ou militait le jeune Mélenchon on ne lisait pas les économistes libéraux. On leur préférait « l’Abeille et l’architecte », œuvre immortelle du « vieux » - du « vieux » François, pas du « vieux » Léon. Grave erreur : si Mélenchon avait lu Hayek plus tôt, il aurait évité bien des déconvenues.
Le problème avec Mélenchon, c’est qu’il n’est pas Sapir. Il prend conscience du problème, il fait son « autocritique »… et il repart dans la même direction. Il illustre à merveille la logique qui veut que l’être humain soit le seul animal qui commet la même erreur deux fois. Revenu de son éblouissement européen – mais pas son éblouissement mitterrandien – le Petit Timonnier tombe dans un nouveau dada, celui de la « décentralisation ». Ainsi, il énonce le principe selon lequel « La démocratie et la décentralisation se conditionnent mutuellement. Plus une unité est grande, plus elle est opaque, plus elle s’éloigne, et moins elle est contrôlable. Le principe de subsidiarité est et reste l’assise fondamentale de toute organisation sociale démocratique. Ce qui peut être réglé au niveau le plus bas, celui de la commune, doit être réglé là, et au niveau du canton, de la région, au niveau de la nation, au niveau de l’UE ou de l’ONU, il faut mettre en place le même principe. On ne doit transférer au niveau le plus élevé que ce qui là peut se régler mieux ». C'est-à-dire, exactement le raisonnement qui a présidé à la « construction européenne » façon Maastricht. On ne se refait pas.
Mais, me direz-vous, le principe de subsidiarité est la logique même. Si un problème peut être mieux réglé au niveau communal, pourquoi le faire remonter au niveau régional ou national ? Ce raisonnement contient un double erreur subtile. La première réside dans la notion de « mieux réglé ». Parce que lorsque je dis que le problème est « mieux réglé », cela implique de choisir un point de vue. « Mieux réglé » du point de vue des habitants ? Des travailleurs ? Des patrons ? Des retraités ? Car selon l’intérêt qu’on représente, un problème n’est pas « mieux réglé » au même niveau. Les patrons préfèrent voir fixées les règles par la négociation d’entreprise. Les travailleurs s’estiment mieux protégés par des règles de niveau national. Que dit dans ce cas le « principe de subsidiarité » ?
La deuxième erreur est que le principe de subsidiarité occulte une une vision purement technocratique, qui fait fi de la question de la légitimité politique. A supposer même que du point de vue technique un niveau donné puisse être mieux outillé pour traiter un problème, il n’est pas évident qu’il dispose de la légitimité politique pour le faire. L’ordre des avocats est certainement mieux outillée techniquement pour faire les lois que le Parlement, et pourtant personne ne songerait à lui confier le pouvoir législatif.
Par ailleurs, faire du principe de subsidiarité une condition nécessaire de la démocratie revient à nier au souverain le pouvoir de partager démocratiquement les compétences comme bon lui semble. Ce qui revient à nier l’idée même de « souveraineté populaire ».
Si je cite ici Mélenchon, ce n’est qu’à titre d’exemple. J’aurais pu aussi bien commenter les déclarations des dirigeants du PCF, de « Ensemble », ou de n’importe quel autre groupuscule de la « gauche radicale ». Parce que le raisonnement est toujours le même : si on critique l’Europe, c’est au nom de « l’autre Europe ». Mélenchon a lu Hayek, il a compris que « le transfert de compétences vers le niveau international fraye la voie au néolibéralisme » mais continue à proposer, au nom de la « subsidiarité », des « transferts à l’UE, à l’ONU ». En d’autres termes, tout en admettant que TOUTE construction supranationale fait le lit du néolibéralisme, on continue de rêver d’une « autre construction supranationale ». Si ce n’est pas de la foi, il faut m’expliquer ce que c’est.
Là ou Sapir – et moi avant lui – arrivons à la conclusion qu’une sortie du carcan européen implique politiquement une logique de rassemblement large dans un « front de libération », ou des organisations politiques aux traditions et aux projets divergents pourraient s’entendre sur la base d’un programme minimum à l’image du programme du CNR, la gauche radicale arrive à la conclusion inverse : le salut viendra d’un « sommet internationaliste du plan B » qui réunirait « toutes les forces de l’autre gauche de l’UE acceptant de travailler et de réfléchir concrètement à ce scénario, des personnalités, des économistes, des syndicalistes, des militants associatifs, altermondialistes ». En d’autres termes, un rassemblement étroit, limité aux groupuscules de « l’autre gauche » - l’expression fait sourire – et aux personnalités habituelles de ce genre de réunions. Et tout cela pour discuter d’une sortie de l’Euro que les présents se refusent d’envisager autrement que comme solution de repli alors que tout le reste aura échoué et qui ne sera donc jamais véritablement préparée.
Le sectarisme de la « gauche radicale », son refus d’ouvrir un véritable débat sur la question européenne et sur l’Euro, son rejet obsessionnel du Front National sont aujourd'hui un véritable obstacle à une alternative progressiste. Que des voix connues comme celle de Sapir mais aussi moins connues comme celles des militants du PCF comme au PG qui exigent de leurs directions un véritable débat montrent qu’une prise de conscience est en train de s’opérer. Mais l’horloge tourne. Si la « gauche radicale » n’arrive pas à répondre à la demande populaire, elle sera condamnée à faire de la figuration.
Descartes
(1) l’article complet peut être consulté à l’adresse http://russeurope.hypotheses.org/4225#_ftnref9
(2) Voir notamment "Villeneuve sur Lot, panorama après la bataille", publié le 29 juin 2013.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé