Pendant plus d’un siècle, le Salon rouge de l’Assemblée nationale a abrité un petit Sénat mal-aimé — le Conseil législatif — que l’on a aboli dans une indifférence qui subsiste au cinquantième anniversaire de la fin du bicaméralisme québécois.
Le Conseil législatif, vu par plusieurs comme un rempart contre un glissement autoritaire au Québec, s’est écroulé sous le poids de l’indifférence il y a 50 ans.
La fin du bicamérisme fait l’affaire « de ceux qui pourraient être présentement à préparer une révolution », fait valoir le conseiller unioniste Patrice Tardif face à la mort imminente de la Chambre haute québécoise.
« Révolution ici, coup d’État là, assassinat, irréligion, fraude en haut lieu, etc. Nous ne sommes pas plus à l’abri que quiconque de ces tourbillons d’opinions qui menacent actuellement le monde entier. Or, le pouvoir entre les mains d’une majorité simple à l’Assemblée législative n’offre de garanties pour personne », avertit-il dans le Salon rouge de l’hôtel du Parlement en décembre 1968. Tout cela pour des économies annuelles estimées à 10 ¢ par contribuable, se désole-t-il.
Pour le clergé ultramontain de la fin du XIXe siècle, le Sénat québécois fait office de « sanhédrin », le Conseil des Anciens mis en place par Moïse. Il s’agit d’une « chambre aristocratique », comme le note le politicologue Edmond Orban dans un ouvrage paru pour le centenaire de l’institution, en 1967. « Il ne compte que des représentants des classes aisées, entre lesquelles il est plus facile d’établir un large consensus. »
Nommés par le lieutenant-gouverneur, sur la recommandation du premier ministre, les 24 membres de la Chambre haute du Parlement doivent — jusqu’en 1921 — posséder des biens-fonds dans la « division » qu’ils représentent. Le tracé des districts est dessiné à l’avantage des régions anglophones, ce qui inquiète une partie de la classe politique québécoise de 1867 qui redoute l’érection d’une « forteresse anglaise » au coeur des institutions politiques du Canada français.
Jusqu’à son abolition en 1968, la Chambre haute du Parlement québécois dispose des mêmes pouvoirs que l’Assemblée législative, sauf celui de soumettre des projets de loi à caractère financier. Elle détient surtout un veto sur la législation votée par les députés de la Chambre basse.
Les membres du Conseil y ont recours en 1898 pour bloquer l’adoption d’un projet de loi libéral rétablissant le ministère de l’Instruction publique, qui avait été aboli par les conservateurs en 1875.
La lutte des chambres
Les premières cohortes de conseillers législatifs sont plutôt dynamiques, d’autant plus que les premiers ministres conservateurs Charles Boucher de Boucherville (1874-1878 et 1891-1892) et John Jones Ross (1884-1887) dirigent le Québec à partir du Salon rouge.
La valeur des membres du Conseil semble diminuer avec les années. À un an de son abolition, le politicologue Orban constate que le tiers des sénateurs « sont là, avant tout, parce qu’ils sont usés politiquement ou physiquement ».
Le démantèlement du Conseil législatif est au coeur du programme du Parti libéral du Québec, qui prend le pouvoir pour la première fois en 1878. Pour lui donner raison, la Chambre haute, à majorité conservatrice, bloque près du tiers des projets de loi votés par la Chambre basse. Sans surprise, le « bill » sur l’abolition du Conseil est aussi rejeté par les « sénateurs ».
Le Conseil législatif était composé de vieux routiers, de vieux législateurs, de gars qui avaient été formés depuis très longtemps au débat. Moi, je ne l’aurais pas aboli.
— Gérald Harvey
Le Salon rouge est vidé de ses conseillers « bleus » au cours du long règne libéral qui s’étire de 1897 à 1936. L’abolition de la Chambre haute paraît alors moins essentielle aux libéraux, qui la contrôlent jusqu’à la fin des années 1950.
Le projet de refonte des institutions démocratiques est repris par l’Union nationale au milieu des années 1930. La coalition de conservateurs et d’anciens libéraux prône la transformation du Sénat québécois en « conseil économique », dont les membres seraient choisis parmi les représentants des professions.
Pourtant, au pouvoir, Maurice Duplessis « continua à remplir la Chambre haute de ses créatures », déplore le député René Chaloult dans ses mémoires. Le trésorier de l’Union nationale, Gérald Martineau, fait partie du lot. L’homme d’affaires occupe son siège sénatorial jusqu’en 1967 alors qu’il démissionne à la suite de sa condamnation pour fraude l’année précédente.
Hara-kiri
Les journalistes ne se pressent pas aux portes du Conseil législatif au début de la Révolution tranquille. « J’y ai jeté un coup d’oeil, une ou deux fois », avoue l’ancien correspondant parlementaire de The Gazette Robert McKenzie. « Ce que je retiens surtout, c’était les farces que les journalistes faisaient, dans le genre : “On a juste à fermer la toilette et ils ne pourront plus tenir là !” »
C’est le premier ministre unioniste Jean-Jacques Bertrand qui signe l’arrêt de mort de la Chambre haute. Le « bill 90 » sur l’abolition du Conseil législatif est adopté par l’Assemblée législative à la fin de novembre 1968. Il est étudié à toute vapeur au Salon rouge à compter du 12 décembre, sous le regard inhabituel des représentants de la presse écrite.
« Les journalistes nous passent au-dessus de la tête en faisant le plus de bruit possible, se plaint le conseiller Ernest Benoît, comme s’ils voulaient nous réveiller. Car, pour plusieurs d’entre eux, nous sommes de vieux dormeurs. »
Le « bill 90 » est adopté. Une pluie battante tombe sur la capitale. « C’est d’assez mauvais augure pour la population, vous savez, que le Conseil législatif s’éteigne un vendredi 13, note le conseiller Tardif. « Même la nature pleure ce matin. Je pense que c’est une perte pour la province et j’ai bien peur qu’on vienne nous demander de revenir siéger l’année prochaine », ajoute-t-il. Il n’en est rien.
Le Québec est la dernière province à démanteler son Sénat, quarante ans après la Nouvelle-Écosse.
Une perte ?
Le Québec a perdu au change, estime l’ancien député libéral Gérald Harvey. « Le Conseil législatif était composé de vieux routiers, de vieux législateurs, de gars qui avaient été formés depuis très longtemps au débat. Moi, je ne l’aurais pas aboli. Je l’aurais gardé comme sécurité », dit-il dans un entretien avec Le Devoir.
Le maintien d’une Chambre haute aurait permis de retenir des parlementaires de valeur, estime le nonagénaire. « Prenez un gars comme Claude Castonguay. S’il avait été nommé conseiller législatif, ici au Québec, ça ne l’aurait pas empêché de continuer sa carrière, parce que c’était un brillant, ça Castonguay. »