Mon hypothèse: le voile intégral ne sera pas interdit. Ni au Québec, ni au Canada. Et en voici les raisons principales.
1- Les chartes canadienne et québécoise des droits:
Ou, plus précisément, l'interprétation qu'en font les juges dans leur approche bricolée au "cas par cas". C'est que prétextant la protection de la liberté de conscience et de religion, la Cour suprême a pondu le concept hautement subjectif de "croyance sincère". Je traduis: si une personne démontre qu'elle croit "sincèrement" ce qu'elle croit, bingo! Son droit est reconnu dans la mesure où il n'est pas limité par les "droits d'autrui".
Sans compter que ce concept de "sincérité" s'inscrit aussi dans la liberté de "professer ouvertement" et de "propager" ses croyances religieuses. Dont le port de signes ostentatoires dans l'espace public et civique. La laïcité et la neutralité de l'État sont ici une vue de l'esprit.
2- Des droits "individuels" qui sont en fait "collectifs":
Les chartes sont présentées comme favorisant les droits individuels puisque c'est toujours à un "individu" que la Cour reconnaît un droit. Ce qui a l'air vachement plus démocratique...
Le problème, c'est qu'à force d'étirer le concept de liberté de religion, les cours finissent en fait par renforcer le pouvoir des "groupes" auxquels appartiennent ces individus. Car ce sont surtout des groupes qui, passant par des "individus", réussissent à accroître leurs droits collectifs en se réclamant de chartes interprétées de manière de plus en plus "large et libérale".
En passant, ce modus operandi n'est pas spécifique aux groupes dits religieux. En fait, pour tout vous dire, au Canada, les pionniers en sont les leaders anglo-québécois.
Depuis l'adoption de la loi 101 en 1977, certains mènent une "guérilla juridique" constante, patiente et efficace pour élargir les droits collectifs de la minorité anglophone sous le couvert de la défense des droits individuels (1). Et vous savez quoi? Ça fonctionne à merveille! Déjà en 1996, j'avais compilé plus de 200 modifications apportées à la loi 101 suite à divers jugements, dont la plupart l'ont affaiblie. C'est la même stratégie qu'empruntent maintenant des groupes religieux. Et pas seulement au Canada.
Résultat: avec une interprétation aussi large des chartes, il est devenu facile d'user du prétexte aux allures vertueuses qu'est la défense de droits individuels pour mieux renforcer les droits collectifs d'un groupe.
Et à force de reconnaissance juridique, les groupes finissent par s'ériger en "communautés" politiques. Ce qui, pour citer le récent rapport de l'Assemblée nationale française sur le voile intégral, leur permet de multiplier les "revendications identitaires", même lorsqu'elles se démarquent des valeurs consensuelles de la société majoritaire.
(Sans compter l'effet de l'art. 27 de la Charte canadienne stipulant que toute interprétation doit "concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens".)
Bref, une Charte de la laïcité est souhaitable au Québec. Mais elle risquerait d'être traînée à répétition devant les tribunaux.
Quant au voile intégral, protégé selon certains par les chartes, il est une prison pour les femmes ET un drapeau porté au nom d'un intégrisme très politique. Un intégrisme s'opposant aux valeurs occidentales, dont cette toute petite chose que l'on nomme "démocratie".
C'est pourquoi Michael Ignatieff, comme d'autres, erre gravement lorsqu'il ferme les yeux devant ce drapeau sous prétexte de croire "profondément dans la liberté de religion et de croyance". Le voile intégral est politique. C'est seulement qu'il se cache derrière les chartes pour mieux s'imposer.
3- Stephen Harper et son clientélisme chirurgical:
Privé du Québec, la séduction des groupes ethno-religieux est un élément central d'une stratégie clientéliste visant une victoire majoritaire.
En entrevue avec le Globe and Mail, l'artisan de cette stratégie, l'hyperactif ministre de l'Immigration Jason Kenney, précisait même qu'il chouchoute cette "clientèle" autrefois monopolisée par les libéraux parce qu'elle serait foncièrement conservatrice. Elle serait même, selon lui, l'"incarnation" de la vision d'une Margaret Thatcher: travail, famille, tradition et, bien sûr, religion!
Alors, croyez-vous vraiment que M. Harper remettra en question le voile intégral, lequel se cache derrière la liberté de religion?
Pis encore, avec son clientélisme, M. Harper est en train de décupler les effets du multiculturalisme de Pierre Trudeau. (Et surtout, ne pas confondre ce multiculturalisme avec le pluralisme heureusement croissant des sociétés modernes et pluriethniques, dont le Québec et le Canada.) Alors que Trudeau avait concocté cette "philosophie" pour noyer le nationalisme québécois dans la grande "mosaïque" canadienne, Harper en joue bien plus encore pour des raisons électoralistes.
Résultat: le gouvernement encourage plus que jamais une "ethnicisation" de la dynamique politique canadienne. Ce qui, dans l'ère actuelle, risque aussi d'alimenter les fondamentalismes en tous genres. Dont, entre autres, le port du voile intégral.
Bref, le Canada n'est pas sorti de cette auberge...
(1) J'avançais cette hypothèse et en faisais la démonstration en 1992 dans L'Invention d'une minorité. Les Anglo-Québécois (Boréal).
Le Canada n'est pas sorti de l'auberge
Bref, une Charte de la laïcité est souhaitable au Québec. Mais elle risquerait d'être traînée à répétition devant les tribunaux.
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