Cinq ans après le 11 septembre 2001, rien ne semble atténuer -- et pas seulement aux États-Unis -- la crainte d'un autre attentat catastrophique. Les pays visés par la guerre sainte d'Oussama ben Laden avant la destruction du World Trade Center ont, depuis, érigé des forteresses continentales. Mais la menace ne viendrait plus de l'extérieur. Alors que des forces spéciales traquent avec succès les restes d'al-Qaïda, le danger surgirait maintenant de l'intérieur, là où l'on compte des communautés musulmanes.
Moins spectaculaires que l'attaque sur New York, en effet, les attentats de Madrid et de Londres, perpétrés par des résidents d'Espagne et de Grande-Bretagne, auront fait découvrir qu'une telle violence, d'abord venue de contrées lointaines, pouvait dorénavant surgir chez soi. Ses auteurs en auraient non seulement contre les guerres de l'Occident en pays musulmans, mais contre ses valeurs libérales. Du coup, les musulmans d'Europe et d'Amérique deviennent suspects. On n'ose le dire trop fort, mais l'idée est là : qu'ils s'assimilent ou qu'ils repartent !
Une revue réputée, The Economist, a fait un bilan de ces années toutes marquées par la violence. Aucun des régimes musulmans attaqués par al-Qaïda pour complicité avec l'infidèle n'a été renversé. Les victimes des attentats furent surtout des musulmans, un résultat qui n'allait pas rendre populaire une telle vision de l'islam. Le message de Ben Laden sur «les croisés et les sionistes» aura toutefois touché une corde sensible au sein des musulmans vivant ailleurs.
Parmi les jeunes issus de cette tradition, plus d'un facteur explique la soudaine conversion à un radicalisme meurtrier. Des enfants de l'immigration qui n'appartiennent ni au pays d'origine de leurs parents ni à leur propre pays de naissance souffrent d'un sérieux trouble d'identité. Pour peu qu'ils subissent un échec scolaire, professionnel ou sentimental, ils seront aisément la proie de recruteurs islamistes. Ainsi s'expliquerait le geste de Mohamed Bouyeri, 26 ans, qui a tué en pleine rue d'Amsterdam le cinéaste Théo Van Gogh, jugé coupable d'un film «blasphématoire».
Un autre motif incite les musulmans même modérés à se lancer à la défense de l'islam. The Economist note la prétention d'un Tony Blair d'imposer aux Irakiens un système démocratique étranger à leur pays, alors qu'une dictature voisine, l'Arabie Saoudite, est volontairement ignorée. La volonté de George W. Bush, encore récemment affichée, de défendre partout les «valeurs» occidentales ne fait rien, non plus, pour convaincre les musulmans qu'ils ne sont pas visés, eux et leurs croyances, par Washington et ses alliés. Bref, le discours et les méthodes des coalitions occidentales auraient, après coup, donné plus de crédibilité aux propos de Ben Laden.
L'industrie de la sécurité
Pourtant, on ne lutte pas contre une idéologie, fût-elle réactionnaire, avec des bombes. Or le 11-Septembre a surtout renforcé l'économie militaire. Contre le terrorisme, l'industrie de la sécurité prospère également, mais son incompétence aussi. Aux États-Unis, note le Globe and Mail, près de 35 % des dossiers «terroristes» du FBI et d'autres services de sécurité étaient refusés par les procureurs en 2001-02. Ce taux de refus est passé à 77 % en 2003, à 65 % l'année suivante, à 82 % en 2005 et à 91 % cette année. À qui la peur profite-t-elle ?
Plusieurs gouvernements membres de la coalition «antiterroriste» ont été défaits entre-temps aux élections ou sont, comme aux États-Unis, en perte de popularité. Par contre, des sondages enregistrent une méfiance grandissante envers les minorités de foi musulmane ou d'origine arabe. Un chercheur de l'Université de l'Illinois a constaté une baisse de revenus des gens de ces communautés après le 11-Septembre, surtout dans les endroits plus touchés par les crimes haineux de nature ethnique ou religieuse.
En plusieurs pays, une mentalité de siège s'installe. Déjà on constatait un appui grandissant aux mesures de surveillance des les gares et les aéroports pour les voyageurs au profil «moyen-oriental». Une égale méfiance prévaut à l'endroit de l'immigration venue des pays musulmans. Encore là, les attitudes envers l'islam risquent de freiner l'intégration et la convivance culturelle.
Enfin, les insuccès récents des forces occidentales en Irak et en Afghanistan ne font pas que compliquer l'effort de guerre : ils risquent aussi d'aggraver -- comme ce fut le cas dans le passé, y compris le Canada -- le sort des immigrants et de leurs enfants, sommairement et collectivement identifiés à un pays «ennemi». Même quand ils proviennent du Pakistan ou du Maghreb, ces nouveaux citoyens sont souvent perçus défavorablement.
Pour aller au fond de ces choses-là, il faudrait en avoir une meilleure compréhension. S'il ne manque pas d'ouvrages ou de documentaires propres à éclairer les événements, ils n'ont pas tous le vaste auditoire qu'ils méritent. Le célèbre livre de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, avait trouvé 130 000 lecteurs au cours des cinq années précédant le 11-Septembre : cinq ans après, 220 000 autres s'y sont ajoutés. Des intégristes de toute croyance se voient déjà en pleine «troisième guerre mondiale», sinon au seuil de la fin des temps.
Encore aujourd'hui, malgré les rapprochements, la plupart des religions comportent encore des croyances propres à semer la division et la haine, et connaissent de nouvelles poussées d'intolérance. Pourtant, comme l'explique l'histoire d'al-Qaïda et du mouvement qui l'a influencé, il n'était pas fatal que Ben Laden et ses mentors optent pour la violence politique, encore moins pour une attaque comme celle du 11-Septembre. Si Oussama fut un enfant choyé au sein d'une famille richissime, d'autres musulmans sont un jour passés à la terreur dans une prison où ils subirent la torture.
Tout ne s'explique pas, en effet, par le délire religieux ou la désorganisation psychique. Pour prôner, contre le nouveau terrorisme -- ainsi que le font depuis le 11-Septembre maints adversaires du «fascisme islamique» -- guerre universelle, détention secrète, torture, il faut n'avoir pas réfléchi aux sources de la violence qui frappe, à leur tour, les États-Unis et certains de leurs alliés. Les traditions libérales de ces pays sont certes contestées, mais elles sont aussi admirées et enviées. C'est la longue accointance de grandes démocraties avec des régimes corrompus ou oppressifs qui leur vaut une réprobation générale.
Les civils qui meurent dans des attentats comme celui du 11-Septembre sont sans doute innocents, mais pas toujours leurs pays. Certains gouvernements, en effet, ont longtemps conclu, en pays musulmans, des alliances faites aux dépens des populations locales. Au temps de la guerre froide, ils ne se faisaient pas scrupule d'appuyer les pires dictatures. Après la chute du communisme, pareille realpolitik ne saurait être invoquée. Depuis le 11-Septembre, il est vrai, le président Bush s'est montré ouvert, par exemple, à un État palestinien, une revendication partagée par nombre de musulmans. Mais, sous l'oeil complice de Washington, c'est le Liban qui a été dévasté. De quelle civilisation parle-t-on ?
Cette troisième guerre après le 11-Septembre, justifiée par la même réplique au terrorisme islamique, est un avertissement à tout pays voulant, comme le Liban, être à la fois moderne, démocratique et pluriel.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
L'islam et les démocraties
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