Depuis quelques années, la mondialisation est régulièrement sur le banc des accusés, et ce, pour des raisons souvent très légitimes. Les dérapages financiers auxquels nous avons assisté pendant la crise de 2008-2009 et le bilan de la mondialisation depuis près de 40 ans, qui demeure pour le moins mitigé, expliquent en grande partie cette posture. En effet, si la mondialisation a été porteuse de prospérité et d’espoir pour certains, elle a aussi été génératrice d’exclusion et de fortes déceptions pour d’autres.
Cependant, il serait simpliste, voire réducteur, de croire qu’à cause de la crise actuelle de la pandémie COVID-19, aussi particulière soit-elle, ce phénomène va brusquement régresser jusqu’à s’éteindre pour de bon. L’histoire et les faits actuels sont là pour nous inviter à considérer plutôt le contraire.
Il est vrai que, dans notre histoire économique, il y a eu des moments de rupture qui ont incroyablement fait basculer les flux d’échanges entre les différentes nations du monde. Un exemple édifiant à cet égard renvoie à la période de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. En effet, tout allait bien dans la période de maturité de la révolution industrielle vers les années 1870 : période qualifiée de première vague de la mondialisation, avec sa « prospérité », son ouverture, ses intenses échanges entre les différentes régions du monde, etc. Or, le premier grand conflit mondial de 1914-1918, la dépression économique qui a suivi la grande crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale sont venus tout faire basculer. Très rapidement, malgré le degré d’ouverture et d’intégration des économies du monde, à tout le moins des économies occidentales, tout s’est refermé d’un seul coup.
D’ailleurs, dans son livre consacré à la première phase de la mondialisation, Notre première mondialisation, leçons d’un échec oublié, Suzanne Berger, du MIT, soulignait à juste titre : « Les contemporains de la première mondialisation pensaient que les changements de l’économie internationale étaient irréversibles. Cette hypothèse fut balayée par la Première Guerre mondiale. Du jour au lendemain, des remparts se dressèrent autour des territoires nationaux, freinant brusquement les échanges, les investissements et les migrations. »
Les faits
Toutefois, la réalité aujourd’hui est fort différente de celle qui prévalait à cette époque. En effet, même si le commerce international était florissant, il n’occupait pas une place aussi prépondérante qu’aujourd’hui dans l’économie. Par exemple, pendant cette première vague de mondialisation, la part des exportations mondiales avait atteint un sommet de 8 % du PIB mondial en 1913. Or, cette part culmine aujourd’hui à plus de 30 %, selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, une part qui a doublé depuis le début des années 1980. De plus, seulement pour la période 2008-2018, le commerce mondial a enregistré une progression de plus de 25 %.
Par ailleurs, le commerce international depuis le début de la vague actuelle de mondialisation est largement soutenu par les flux d’investissements directs à l’étranger, dont les acteurs principaux sont les firmes multinationales. Lorsqu’on considère l’époque de la première vague de mondialisation, ces entités étaient plutôt rares. Or, on dénombre aujourd’hui plus de 60 000 firmes, qui possèdent plusieurs centaines de milliers de filiales à travers le monde, selon les données de l’Organisation mondiale du commerce.
Cet état de fait est le grand responsable, entre autres, d’un nouveau phénomène, encore plus complexe, celui de la décomposition internationale des processus de production des biens et services. Ce phénomène trouve sa source dans les délocalisations et la sous-traitance et, surtout, dans l’éclatement des chaînes de valeur mondiales qui contribuent aujourd’hui à près de la moitié des échanges internationaux.
Le réalisme
Ainsi, il serait utopique de croire en un retournement brutal de la vague actuelle de la mondialisation et des échanges entre les différentes nations à court ou à moyen terme, comme cela s’est produit lors de la première vague, celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Il serait tout aussi naïf de croire qu’un pays pourrait trouver une possibilité de quitter ou d’abandonner ce processus productif complexe subitement sans heurts et sans avoir à payer le gros prix en matière de conséquences sérieuses : sur son marché, sur ses approvisionnements, sur ses propres exportations, bref sur l’ensemble de son tissu économique.
En ce sens, lorsque tout ce chaos sera chose du passé, la mondialisation reprendra son chemin, lentement et différemment peut-être, le travail et la production aussi : car il s’agit après tout du pain et du beurre pour tout un chacun. Toutefois, nous aurons retrouvé collectivement quand même quelques repères précieux, que nous avions oubliés depuis quelque temps : l’économie de proximité, l’esprit de la solidarité, le souci d’autrui et, enfin, le pouvoir du politique de dicter l’ordre du jour lorsque la situation l’exige.
À présent, il s’agit de s’en souvenir, et pas seulement en temps de crise.