À Londres, jeudi prochain, les pays développés et émergents entonneront une fois de plus le refrain de la libéralisation des échanges. Pourtant, malgré les déclarations de bonnes intentions, le protectionnisme menace. Nombre d'économistes sont d'avis que la mondialisation est aujourd'hui arrivée à la fin d'un cycle. Reste à savoir s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle.
Paris -- Cette année, pour la première fois, les diplômés canadiens qui obtiendront leur MBA dans une université américaine ne pourront pas postuler d'emploi à la Bank of America. Traditionnellement, les étudiants étrangers pouvaient demander un visa réservé aux candidats détenant des compétences exceptionnelles. La Bank of America est la première banque américaine à se conformer ainsi à la clause «buy american» du plan d'aide destiné à renflouer les institutions financières américaines.
À cause du traité de libre-échange qui le lie aux États-Unis, le Canada devrait pouvoir échapper à la clause «buy american» dans les domaines couverts par le traité. Mais les diplômés canadiens, eux, n'échapperont pas à la nouvelle politique d'embauche de la Bank of America.
Ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres du protectionnisme qui est apparu aux quatre coins de la planète depuis le déclenchement de la crise. À l'index depuis au moins deux décennies, le mot est aujourd'hui sur toutes les lèvres. Même dans un bastion du libre-échange comme le Royaume-Uni on a vu les travailleurs de la pétrolière Total faire la grève contre l'embauche d'intérimaires italiens et portugais. Les grévistes en avaient contre l'octroi à une entreprise italienne (après un appel d'offres) du contrat d'agrandissement de la raffinerie de Lindsay, dans l'est du pays. Pointé du doigt par les grévistes, Gordon Brown a affirmé qu'il s'assurerait que l'industrie de la construction ferait «tout pour soutenir l'économie britannique». Un discours qui tranche avec les prophéties libre-échangistes.
Un «mal nécessaire»?
En janvier, c'est le président Nicolas Sarkozy qui déclarait au Financial Times Deutschland qu'il fallait produire en France les voitures achetées par les Français. Son plan d'aide à l'industrie automobile (6 milliards d'euros) interdit aux fabricants de délocaliser leur production et les oblige à fabriquer en France tout nouveau modèle, notamment électrique. Ces mesures ont provoqué un tollé à la Commission européenne. «Un peu de protectionnisme est un mal nécessaire temporaire», a admis la ministre française de l'Économie, Christine Lagarde.
Les Français ne sont pas les seuls à être tentés par le protectionnisme. Le ministre espagnol de l'Industrie et du Commerce, Miguel Sebastian, a exhorté ses compatriotes à «acheter espagnol». Depuis quelques mois, les Ukrainiens ont augmenté leurs tarifs douaniers sur les voitures importées, les Indiens ceux sur l'acier, les Russes ceux sur les voitures d'occasion, les Indonésiens les tarifs sur 500 produits les plus divers et les Chinois ont attribué la ligne à grande vitesse qui relie Pékin à Shanghaï exclusivement à des fournisseurs locaux.
La Banque mondiale a révélé que les pays qui participaient au dernier sommet du G20 avaient vite oublié leur profession de foi envers la libre circulation des marchandises. Dix-sept d'entre eux ont promulgué pas moins de 47 mesures protectionnistes depuis le sommet.
«Toutes les crises entraînent des tensions protectionnistes, dit l'économiste Jean-Marc Siroën, de l'Université Paris-Dauphine. C'est le réflexe immédiat. On ne peut exclure une vague protectionniste et certains signes sont inquiétants. Mais, pour l'instant, ces tensions demeurent modérées et dans les limites prévues par l'OMC.» Siroën rappelle que de nombreux pays avaient abaissé leurs tarifs douaniers en dessous de ce que prescrit l'Organisation mondiale du commerce et qu'il y a donc une marge de manoeuvre.
La fin d'une époque
Contrairement à ce discours apaisant, bon nombre d'experts estiment plutôt que ces mesures sont les signes avant-coureurs d'un véritable retour au protectionnisme.
«Les chantres du libre-échange continuent à dire que tout va bien, mais on voit bien que la réalité est tout autre», dit l'économiste Jean-Luc Gréau, auteur de La Trahison des économistes (Gallimard). «On assiste aujourd'hui au développement d'un protectionnisme sauvage. Personne n'a rien vu venir et ça risque de ne pas s'arrêter là.»
Pour Gréau comme pour l'historien américain Harold James (voir notre entrevue dans ce dossier), plus rien désormais ne sera pareil. L'essayiste français Emmanuel Todd n'hésite pas à annoncer un véritable changement d'époque.
«Je vois, dans la crise actuelle, la mort du libre-échange tel que nous l'avons connu depuis au moins deux décennies. Les dirigeants du G20 ne l'ont pas encore compris. Ils vont continuer pendant encore un certain temps à dire que le libre-échange est une panacée. À cause de l'inertie des cerveaux, il faudra quelques années avant que le discours change. Mais, dans la réalité, l'idéologie libre-échangiste est morte.»
Pour l'ancien conseiller du premier ministre Jean-Pierre Raffarin Hakim El Karoui, le mot «protectionnisme» est devenu tabou dans les années 1980. Pourtant, dit-il, le protectionnisme est accepté dans les domaines de l'immigration, de l'agriculture et des industries culturelles. Il est même essentiel, dit l'auteur de L'Avenir d'une exception (Flammarion). Ce banquier spécialisé dans les investissements en Afrique du Nord explique qu'il était un partisan du libre-échange dans les années 1980, tant qu'il s'agissait de développer les échanges entre des zones ayant un niveau de développement économique à peu près comparable. «Le problème, aujourd'hui, c'est de mettre en concurrence des pays qui ont un niveau de salaires élevé avec des pays où les salaires sont très bas et où il n'y a aucune protection sociale.»
Un protectionnisme modéré
Comme Emmanuel Todd, El Karoui propose le retour à un protectionnisme modéré. Il n'est pas question selon eux d'ériger des barrières dans tous les secteurs. Mais, disent-ils, il faut trouver le moyen de protéger les couches sociales les plus vulnérables qui ne peuvent pas faire concurrence aux ouvriers chinois ou indiens, payés des salaires de misère. «L'enjeu, dit El Karoui, c'est au fond la cohésion de la société qui a été cassée depuis des années par la stagnation des salaires.»
Le surendettement symbolisé par les subprimes n'aurait servi qu'à maintenir artificiellement la consommation alors que les salaires stagnaient.
«En 2004, la Chine était un importateur net d'acier, dit Jean-Luc Gréau. En 2009, elle produit plus de 50 % des stocks mondiaux. Ce n'est pas normal. Les ouvriers français ne peuvent pas produire une voiture à 8 000 ¤ comme en Inde. Même en Europe centrale, ils n'y parviennent pas. Les tarifs douaniers ne fermeront pas le marché. Ils obligeront simplement les producteurs à venir produire ces voitures chez nous en respectant nos usages. Au fur et à mesure que ces pays se rapprocheront de nous, nous diminuerons les barrières.»
Mais que font nos protectionnistes des mesures de rétorsion? «Le principal danger du protectionnisme, c'est les représailles, dit Jean-Marc Siroën. Cela peut provoquer une escalade dont personne ne soupçonne les conséquences. Si on se protège de l'acier chinois, l'acier coûtera plus cher. Cela va heurter les producteurs d'automobiles français. On ne va tout de même pas se remettre à produire du textile et des télévisions. Je ne vois pas ce qu'on y gagnerait.»
Pour Siroën, les pays développés ont déjà encaissé l'essentiel des coûts d'ajustement à la mondialisation. Au fond, dit-il, la Chine a simplement remplacé le Japon et l'Espagne d'hier. L'économiste reconnaît néanmoins que l'ouverture aux économies des pays émergents a provoqué une stagnation des salaires et un certain dumping social dont les organisations internationales devraient tenir compte.
Un monde divisé en blocs
Selon Emmanuel Todd, le monde se dirige vers la constitution de grands blocs économiques, une idée défendue depuis longtemps par le prix Nobel d'économie Maurice Allais, selon qui la libéralisation des échanges n'est souhaitable que dans le cadre de blocs régionaux qui regroupent des pays dont les économies sont comparables.
«Le monde du libre-échange intégral, c'est la guerre de tous contre tous, dit Todd. Il faut penser un monde compartimenté et accepter de mettre des barrières aux frontières de l'Europe pendant un certain temps, peut-être une génération. Dans ce nouveau monde, l'Europe doit se demander quel secteur elle veut protéger. Elle a des avantages importants puisqu'elle possède encore une industrie solide. La France devrait contraindre l'Allemagne à ne pas toujours penser en fonction de l'exportation. De leur côté, les États-Unis devraient pousser la Chine à se réorienter vers sa demande intérieure.»
Peu sensible aux arguments protectionnistes, Jean-Marc Siroën l'est cependant beaucoup plus à la dévaluation qui a récemment frappé plusieurs monnaies. L'économiste n'hésite pas à parler de dévaluations protectionnistes. «Je m'étonne que personne ne s'indigne que la livre sterling ait tout à coup perdu 30 % de sa valeur. Cela a un effet énorme pour relancer les exportations britanniques. Or, le Royaume-Uni est membre de l'Union européenne. On sait que la Chine utilise depuis longtemps la sous-évaluation de sa monnaie pour favoriser ses exportations.»
Au fond, on ne trouve nulle part une société parfaitement libre-échangiste ou totalement protectionniste. Tout est question de degré. Pour Emmanuel Todd, le retour d'un certain protectionnisme serait loin de signifier la fin de la mondialisation. «La mondialisation, ce n'est pas seulement le commerce. Les capitaux et la main-d'oeuvre vont continuer de circuler, les idées aussi. Les gens ne vont pas cesser de voyager et on ne va pas abolir Internet.»
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Correspondant du Devoir à Paris
La mondialisation en panne
Une bonne ou une mauvaise nouvelle?
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