«Papa, c'est quoi le décrochage?» Quand ma fille de 14 ans m'a posé la question, je suis resté muet. Il m'a fallu de longues secondes afin de trouver les mots pour lui répondre. Le mot décrochage est en effet à peu près inconnu en France. S'il devait évoquer quelque chose, ce serait plutôt un krach à la Bourse ou le brusque changement d'orbite d'un satellite. Or, si le mot n'existe pas, c'est que la réalité qu'il désigne au Québec est à peu près inexistante.
Ma fille a beau être en troisième secondaire dans une école publique d'un quartier populaire de Paris, elle n'en avait jamais entendu parler. Entendons-nous. Il y a bien sûr de l'abandon scolaire en Europe, mais il est beaucoup moins important qu'au Québec. Le Québec arrive en effet dans le peloton de tête des pays de l'OCDE pour ce qui est du décrochage. Les experts vous diront que notre taux de diplômés n'en souffre pas trop sur le long terme, car beaucoup raccrochent à un moment ou l'autre. Surtout qu'on peut maintenant entrer au cégep sans diplôme d'études secondaires. Il n'empêche que les petits Québécois sont dix fois plus nombreux que les petits Français ou les petits Allemands à lâcher l'école avant la fin du secondaire.
Cette différence n'est pas due à une mystérieuse potion magique inventée à Montpellier ou Francfort. Elle tient au statut très différent que l'école et la culture ont de part et d'autre de l'Atlantique. À la petite école secondaire de mon quartier, comme dans celles que j'ai visitées en Grande-Bretagne, en Belgique et en Allemagne, le décrochage ne fait tout simplement pas partie du paysage. Le décrocheur se ferait tout simplement botter le derrière et ramener à l'école manu militari par un parent ou un voisin. Il n'y a qu'à voir l'obsession -- parfois exagérée, reconnaissons-le -- des familles pour la réussite scolaire.
Récemment, un ami de Montréal me racontait que son fils avait décidé d'abandonner l'école. Sa mère, séparée, semblait désemparée. Le père a donc rappliqué un beau matin pour forcer son fils à aller à l'école. Lorsqu'il l'a empoigné par la peau du cou pour le faire monter dans sa voiture, un policier qui passait par là est intervenu pour défendre l'adolescent. À Paris, c'est le policier qui l'aurait traîné en classe.
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On ne comprendra rien au décrochage tant qu'on se contentera de faire la leçon aux méchants décrocheurs. Ou pire, tant qu'on se contentera de ces appels bassement matérialistes à «rentabiliser» l'investissement éducatif en faisant miroiter aux décrocheurs les salaires mirobolants. Comme si l'éducation n'avait pas d'abord pour but de former des citoyens responsables. Le décrochage au Québec n'est pas un problème économique, c'est un problème culturel.
Avouons-le, le décrochage fait en quelque sorte partie de notre identité, une identité qu'il n'est pas possible de renier complètement. Il y a dans le décrochage comme un appel du grand large qui est peut-être naïf, mais qui fait partie de nous. Le décrochage est inscrit dans notre imaginaire au moins depuis les coureurs des bois. Probablement à cause de notre histoire, où l'abandon des clercs est une constante, toute la société québécoise valorise ceux qui sont autodidactes et qui ont gravi les échelons à la force de leurs bras. Or, qu'est-ce qu'un autodidacte sinon un décrocheur?
Rappelez-vous comment on traitait André Boisclair chaque fois qu'il osait rappeler qu'il avait passé un an à Harvard. Son erreur fut de ne pas le cacher. Il aurait raconté qu'il avait quitté l'école à 16 ans pour faire sa vie que toutes les bonnes âmes auraient poussé un soupir d'admiration. Que n'a-t-on pas dit aussi des citations en latin de Bernard Landry, un homme beaucoup trop instruit pour que ça ne soit pas louche.
Le jour où, à 60 ans, Jacques Demers a révélé qu'il avait préféré gagner des millions avec le Canadien plutôt que d'apprendre à lire, le Québec en a fait une icône. En France et en Allemagne, il aurait été la risée de tous. Vous me direz que ce n'est pas très gentil. C'est vrai, les Européens ne sont pas gentils avec les décrocheurs. Mais, de là à en faire des héros comme chez nous.
Dans les sociétés où il y a peu de décrochage -- ce qui inclut la majeure partie de l'Europe et de l'Asie --, ce n'est jamais une affaire d'argent, comme semble le prétendre le récent rapport du président du groupe financier BMO, Jacques Ménard. Le coût du décrochage, les décrocheurs n'en ont rien à faire. Au contraire, ils décrochent souvent pour l'appât du gain. Chaque fois que je suis invité dans un cégep, je suis toujours renversé par les dimensions des stationnements, qui grossissent d'année en année. Il faut croire que la culture n'a pas le prestige d'un char.
Les prières les mieux intentionnées n'y feront rien tant que les élites du Québec n'auront pas décidé de redonner toute sa place à la culture. En attendant, le meilleur antidote au décrochage, c'est encore la crise. Parions que, dans deux ans, nos représentants se féliciteront de leur action parce que le décrochage aura diminué. Au fond, c'est la crise qui aura fait tout le travail.
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crioux@ledevoir.com
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