Ouverte, pour envoyer un message clair d'inclusion sociale et de tolérance, ou forte, pour dénoncer les pratiques religieuses inégalitaires et oppressives? Deux visions de la laïcité, défendues par deux spécialistes de la question. (Photo: archives AP)
OUVERTE
Mariam Hassaoui
Entre la théorie et la pratique, un fossé abyssal peut s'établir, en particulier quand un principe comme celui de la laïcité est érigé en dogme ou en absolu.
C'est la capacité des femmes et des hommes à faire preuve de sagesse, de nuance et d'équilibre qui peut le mieux assurer le caractère libre et démocratique d'une société laïque.
Il nous faut donc nous interroger sur le premier constat de certains laïcs à savoir: l'évidence effective et la pertinence éthique d'une nette séparation entre le politique et le religieux. C'est ainsi que la manière de considérer le fait religieux ou tout autre choix culturel devrait être plus nuancée et comprise dans le cadre d'une évaluation concrète de la part des acteurs sociaux et politiques.
Dans le contexte québécois hautement émotif du débat sur la place du fait religieux, il faudrait se demander, par exemple, si la définition d'un cadre institutionnel se disant neutre est un facteur d'exclusion sociale ou d'inclusion sociale.
Les femmes musulmanes qui portent le foulard constituent 10% des femmes de culture musulmane québécoises, qui elles-mêmes représentent 2% des femmes au Québec. En disant que des femmes musulmanes ne devraient ne pas porter de symboles religieux, et donc devoir abandonner leur identité, si elles souhaitent travailler pour l'État, on s'assure de les maintenir dans leur état de domination et de soumission.
Si des femmes ont une sincère conviction religieuse, ne sont pas toutes aliénées, sont compétentes, ne changeront pas de conviction et ne nuisent à personne, pourquoi devraient-elles choisir entre un poste à la fonction publique québécoise et leur conviction religieuse clairement affichée?
Il existe une marge, une zone, entre les extrêmes et les radicalismes de tout genre, religieux comme laïcs. Bien sûr, si certains tenants de la laïcité considèrent ou suggèrent que la seule vue d'un foulard musulman ou d'une kippa juive est jugée être une insulte aux femmes, il est compréhensible que le débat tourne court entre deux tendances de la laïcité: une dite fermée et l'autre dite ouverte.
La conception rigide de la laïcité repose, entre autres, sur l'a priori que l'État est neutre et que la religion et la science sont incompatibles. Or, que veut-on dire exactement par le terme de neutralité de l'État?
Toute la réflexion autour de l'intervention de l'État depuis la Révolution tranquille confirme le caractère engagé de l'État. C'est au nom de l'émancipation économique et culturelle des Franco-Québécois, de l'égalité sociale entre les femmes et les hommes, de la réduction des écarts entre riches et pauvres que l'État québécois n'a cessé d'intervenir! Pourquoi l'État ne devrait-il pas aussi intervenir pour soutenir la liberté religieuse de ses citoyens les plus opprimés?
Il est donc étonnant que cet argument de la neutralité de l'État, tout à coup, intervienne dans le débat sur la séparation stricte entre le politique et le religieux, car l'État n'est pas désincarné et les croyances religieuses ne cessent pas d'exister une fois franchi le seuil de l'espace strictement privé.
Contre une conception républicaine fictive d'un État neutre, la conception laïque «ouverte» permet d'inclure au sein des institutions publiques la pluralité des opinions qui sont déjà là, de facto, mais sous certaines limites qui évitent à la fois la domination religieuse et la négation du droit à sa croyance religieuse ou autre.
Une de ces limites est l'absence de tout symbole qui supposerait la supériorité d'une religion sur les autres formes de croyances; non pas pour donner l'illusion que les croyances n'existent pas, mais pour toutes les reconnaître sur un même pied d'égalité.
Une autre limite importante à diverses formes d'intégrisme est la nécessaire compétence scientifique et technique des employés de l'État. De tels garde-fous permettent d'envisager des mélanges inédits loin des conceptions dogmatiques religieuses et humanistes. Toute une génération de scientifiques québécois, pensons au frère Marie-Victorin, n'a-t-elle pas démontré que le port de vêtements religieux n'était pas incompatible avec le travail du savant??
En invitant, notamment, les femmes musulmanes qui portent le foulard à venir travailler à des postes de la fonction publique, suivant la voie d'une laïcité «ouverte», la société québécoise envoie un message clair d'ouverture et de tolérance.
FORTE
Jean-Claude Hébert
Il y a longtemps que la laïcité s'est profondément enracinée dans les mentalités et les systèmes politiques occidentaux. En principe, elle rend possible la cohabitation entre les religions, sépare le pouvoir politique du religieux et oblige la tolérance entre les fidèles des différents cultes religieux.
La laïcisation concerne l'aménagement politique de la religion dans la société civile et dans les institutions publiques. Quant au phénomène de sécularisation, il concerne plutôt la perte de pertinence sociale du religieux dans la société moderne.
Rien n'est acquis. À l'évidence, les «théocrates» fourbissent leurs armes. Un nouvel élan, une nouvelle virulence animent les fondamentalistes, surtout à travers l'islamisme et la chrétienté. La communauté juive n'y échappe pas.
En Grande-Bretagne, les écoles séparées n'ont fait que creuser le fossé entre les différentes communautés religieuses. La folie terroriste de jeunes fanatiques musulmans d'origine britannique impose la réflexion sur l'effet pervers d'un multiculturalisme délité.
À Montréal, la désobéissance civile pratiquée par les dirigeants de certaines écoles juives privées témoigne du même phénomène de cloisonnement. En matière religieuse, la loi n'est plus tout à fait la loi. Pratiquant l'art de l'esquive, la ministre de l'Éducation admet négocier l'application de la loi scolaire. Résultat: l'égalité devant la loi s'effrite.
À n'en point douter, sur plusieurs fronts, c'est la revanche de Dieu!
Celle-ci se caractérise par la réaffirmation de formes de croyances plus dogmatiques ou conservatrices, au sein même et à l'extérieur des confessions religieuses dominantes. Pour le Droit, la religion est une sphère naturelle, irrationnelle et incontestable -par opposition à la sphère publique, seul espace viable pour l'exercice de la liberté et de la raison.
Les instruments juridiques internationaux des droits humains n'ont aucun rapport direct avec la question de savoir ce qui, dans le cas des religions, est du ressort de la sphère publique et de la sphère privée. Mais ils traduisent une intention?: les normes relatives aux droits humains n'accordent pas une marge de conduite illimitée aux acteurs privés, qu'il s'agisse d'individus, de groupes ou d'institutions officiellement et légalement établies.
Ces instruments ne préconisent pas de manière stricte un cloisonnement entre la sphère publique et la sphère privée, question souvent soulevée dans les débats entourant l'Église et l'État. À maints égards, c'est d'ailleurs le contraire qu'ils proposent.
Certaines questions associées à la définition et aux fondements doctrinaux des religions échappent au contrôle de l'État. Il existe un certain nombre d'autres domaines, en revanche, où les droits humains ne peuvent autoriser l'État à ignorer des pratiques discriminatoires exercées par des groupes ou des institutions à caractère religieux, ou par des individus professant une foi et agissant en vertu des préceptes de cette foi.
Dans les grands cultes religieux, on perçoit tantôt les Lumières, tantôt l'obscurantisme. La conquête des droits humains fut acquise à rebours d'une certaine tradition chrétienne. Longtemps, le christianisme eut pour marque de fabrique les croisades, les bûchers de l'Inquisition, les autodafés des livres censurés et l'interdiction de la liberté de conscience. Les religions ont souvent soufflé la braise de la violence. L'histoire du religieux, c'est aussi l'histoire de l'intolérance, du fanatisme, de l'exclusion, de pratiques parfois inhumaines et de l'abus de pouvoir sur les consciences.
De nos jours, des groupes instrumentalisent la religion à des fins politiques. Outre la terrible dérive de l'islamisme à l'intérieur du monde musulman, on observe aussi des courants intégristes et néo-fondamentalistes au sein du judaïsme, du catholicisme et de plusieurs Églises protestantes aux États-Unis. La question n'est plus de savoir si la société civile se nourrit de moins ou de plus de religion. Il faut désormais appréhender une nouvelle conception de la religion: celle qui remue les assises d'une société démocratique.
Le multiculturalisme devient pernicieux lorsque des groupes réactionnaires ou intégristes profitent de cette bienveillance pour creuser le sillon de l'inégalité. Les droits humains devraient être considérés comme des principes séculiers imperméables aux doctrines religieuses.
Il faut dénoncer la manière dont certaines religions ont légitimé et sacralisé des pratiques inégalitaires et oppressives, notamment à l'égard des femmes. Une affirmation forte du caractère laïc de la société québécoise par l'Assemblée nationale permettrait ensuite de définir (par l'autorité compétente) l'exigence modulée de la neutralité des représentants de l'État.
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Mariam Hassaoui, chargée de cours en sociologie à l'UQAM.
Jean-Claude Hébert, avocat
La laïcité, jusqu'où?
Laïcité — débat québécois
Mariam Hassaoui2 articles
Chargée de cours et doctorante en sociologie, Université du Québec à Montréal
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