L’équipe de François Legault a recruté, au fil des dernières semaines, d’anciens péquistes, mais également d’ex-libéraux, conservateurs, bloquistes et néodémocrates pour pourvoir plus de 300 postes dans des cabinets ministériels et des bureaux de circonscription. La loyauté en politique serait-elle devenue une valeur surannée ?
Avant la campagne, des péquistes avaient crié à la trahison après avoir été avisés du ralliement de la responsable des réseaux sociaux de l’opposition officielle, Florence Plourde, à la Coalition avenir Québec. Les trolls ont déversé, pendant de longues semaines, leur fiel sur Facebook et Twitter. « J’espère qu’elle ne sera jamais capable d’avoir d’enfant », a écrit l’un d’eux. Florence Plourde assume aujourd’hui les responsabilités de coordonnatrice aux médias sociaux au cabinet du premier ministre.
Le stratège politique et rédacteur de discours Stéphane Gobeil l’avait précédée à la CAQ deux ans et demi plus tôt. Il est aujourd’hui la plume du premier ministre François Legault, après avoir été celle du chef du Bloc québécois Gilles Duceppe, de la première ministre Pauline Marois… et du p.-d.g. de la Caisse de dépôt et placement Michael Sabia.
Et voilà que la garde rapprochée du 32e premier ministre a fait appel à des figures associées au Parti québécois (en grand nombre) et au Parti libéral du Québec (en petit nombre) pour prendre les commandes des ministères. Il a aussi appelé des anciens du Parti libéral du Canada et du Parti conservateur.
La tâche délicate de pourvoir les 26 postes de directeur de cabinet a été effectuée par Pascal Maillot. Au lendemain de la victoire électorale caquiste, l’ex-péquiste a activé son réseau et a multiplié les « cold calls », comme celui qu’il a fait un samedi soir à l’ex-directrice de cabinet libérale Marie-Eve Bédard.
Il s’est mis à la tâche de recruter des personnes remplissant trois conditions de base suggérées par son ami de longue date Dominique Lebel : avoir une expérience dans un cabinet ministériel, ne pas être trop spécialisé, ne pas être un fonctionnaire en congé. Conditions auxquelles il a ajouté l’exigence d’être loyal. Faute d’avoir de l’expérience dans un cabinet ministériel, plusieurs personnes provenant de la filière adéquiste ne se sont pas qualifiées. Elles se sont vu pour la plupart offrir le poste de directeur de cabinet adjoint, où elles pourront acquérir de l’expérience.
« Esprit de corps »
Les proches de M. Legault, qui ont connu les années Landry marquées par les « rivalités » opposant différentes « baronnies », se fixent comme priorité de créer un « esprit de corps » au sommet de l’État québécois tout en s’efforçant de « garder un contrôle très serré sur les cabinets ». « C’est sûr que c’est un gros défi d’avoir autant de gens qu’on ne connaissait pas il n’y a pas si longtemps », dit l’un d’eux.
Le Devoir s’est entretenu cette semaine avec un ancien apparatchik péquiste qui a lui-même été sollicité, mais qui a refusé. Selon lui, il y a eu un effet d’entraînement. Plusieurs ex-péquistes ont fait le saut « juste avant la campagne », ce qui a mis à l’aise ceux qui avaient des scrupules à le faire. « C’est comme s’ils avaient ouvert la voie. Ça a permis de rejoindre les rangs sans malaise. »
Il souligne par ailleurs que la CAQ n’a quand même pas recruté des piliers de l’organisation péquiste. « Ce n’est pas France Amyot non plus qui a traversé », dit-il en parlant de la directrice de campagne de Jean-François Lisée, mais des gens « qui s’étaient éloignés du PQ, et qui ont possiblement même voté pour le PQ à la dernière élection, mais qui n’étaient plus impliqués », dit-il.
Pour l’ancien stratège libéral Luc Ouellet, c’est du « jamais vu ». Néanmoins, il croit que la CAQ a été sage de procéder de la sorte. « Ils ont laissé de côté l’allégeance pour prendre l’expérience », dit le directeur de la firme National.
Une affaire de loyauté ?
Peut-on quand même parler de manque de loyauté ? Oui, mais on l’observe partout, note M. Ouellet. « On voit une infidélité politique tant chez les électeurs que chez le personnel. Ce n’est plus “Crois ou meurs”. Il n’y en a plus, de loyauté en politique. »
Selon Éric Gamache, ex-attaché de presse du PQ aujourd’hui à la firme Tact-Conseil, on est tout simplement rendus ailleurs. « On assiste à une professionnalisation de la profession. Pour la réussite et une bonne gouvernance, je pense que ce n’est pas nécessairement mauvais. La politique ne se pratique plus de la même façon. La fidélité, c’est une valeur qui s’effrite : on le voit dans le commerce. Mon grand-père a acheté la même marque de voiture toute sa vie, alors qu’aujourd’hui on change de voiture à tous nos termes de location. »
Dans cet esprit, ne faut-il pas craindre que ces personnes changent d’allégeance de nouveau ? Qu’à la première grosse secousse, elles quittent la troisième voie de la CAQ ? Luc Ouellet en doute. « Je pense que les gens qu’ils ont mis en place ne sont plus attachés à leur ancien parti et qu’ils vont travailler à 100 % pour faire en sorte que le gouvernement de la CAQ soit performant. »
La garde rapprochée de François Legault a quand même pris ses précautions. Martin Koskinen a pris la parole le jeudi 18 octobre dernier, après la première séance du Conseil des ministres, devant le « club des 26 » directeurs de cabinet, enjoignant à chacun d’eux de se débarrasser de son « étiquette » péquiste, libérale ou conservatrice et de se décrire comme membre de « la famille de la CAQ ».
Le politologue Frédéric Boily ne croit pas lui non plus que les recrues risquent de manquer de loyauté à nouveau. « Il y a un effet de recomposition du champ politique », dit l’auteur de l’ouvrage La Coalition avenir Québec : une idéologie à la recherche du pouvoir, tout en soulignant la « parenté entre les deux partis nationalistes ».
L’ancien apparatchik du PQ cité plus haut ajoute à cet égard que « beaucoup de péquistes se retrouvent dans le nationalisme qui s’exprime à la CAQ ». Il croit par contre que la plupart des transfuges n’ont pas « mis une croix sur leur idéal quant à un projet de pays ».
Il n’est pas étonnant de voir des individus s’embrigader à la CAQ après avoir milité à gauche ou à droite dans la mesure où le gouvernement caquiste n’a aucune intention de « se lancer dans une guerre idéologique », poursuit un autre (récent) allié de M. Legault. « Ce n’est pas un parti idéologique. Il y a de l’espace pour les discussions. »
Des leçons pour la CAQ
De toute façon, la CAQ n’avait pas le choix, remarque Réjean Pelletier, professeur associé au Département de science politique. « La CAQ, ce n’est pas un parti de militants […] qui défendent une cause comme c’était le cas au Parti québécois et au PLQ. Si on n’a pas beaucoup de militants à recruter, il faut aller piger ailleurs. »
La CAQ, ce n’est pas un parti de militants […] qui défendent une cause comme c’était le cas au Parti québécois et au PLQ. Si on n’a pas beaucoup de militants à recruter, il faut aller piger ailleurs.
— Réjean Pelletier
N’empêche que la CAQ devrait constituer une « base partisane », signale Frédéric Boily. « L’exemple d’Emmanuel Macron montre que, si on n’a pas de base partisane, ça peut être pas mal plus difficile par la suite », dit-il. Son parti La République en marche est « très faible » dès qu’on va au-delà des « principaux ténors ».
François Legault devrait aussi s’intéresser à ce qui s’est produit ces dernières années dans l’ouest du pays, ajoute Frédéric Boily. « On a vu à peu près le même phénomène en Alberta quand ça a été le temps pour les néodémocrates de former le gouvernement et qu’il n’y avait pas de personnel. Ils sont même allés en chercher à l’extérieur de la province [NDLR : la première ministre Rachel Notley a notamment recruté le chef de cabinet de l’opposition néodémocrate en Colombie-Britannique, John Heaney]. »