Frank Pokiak se souvient des longues journées passées sur le territoire de chasse traditionnel, sous les rayons du soleil perpétuel de juin, sachant que la glace marine lui servirait de route pour regagner son domicile de Tuktoyaktuk une fois la chasse terminée.
Ces jours sont cependant derrière lui.
« Nous y restions un bon moment », se remémore M. Pokiak, chasseur inuvialuit de longue date. « Nous allions chasser l’oie et le canard sur la côte, et après la fonte des neiges au sol, nous avions toujours un accès par l’océan. »
« Nous ne le faisons plus de nos jours. Nous ne pouvons plus rester sur le territoire aussi longtemps. La glace fond plus rapidement. »
Le mois dernier, la glace marine de l’Arctique couvrait 630 000 kilomètres carrés de moins que la moyenne des 30 dernières années. L’étendue de la glace marine se réduit d’environ 5 % par décennie.
Et la glace de l’océan est non seulement plus petite, mais elle est aussi plus mince. David Barber, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en science du système arctique à l’Université du Manitoba, affirme que la glace marine a perdu, en moyenne, environ 40 % de son volume total.
« Nous avons découvert cette glace pourrie à l’été 2009 », explique M. Barber, qui a fait cette découverte alors qu’il était à bord d’un brise-glace sur la mer de Beaufort. « C’étaitune glace marine pluriannuelle qui s’était tellement détériorée que les étangs de fonte étaient passés à travers et s’étaient liés à l’océan. »
« La glace s’était fractionnée en petits morceaux de la grosseur d’une Volkswagen, et ces morceaux avaient fusionnés avec de la nouvelle glace qui se formait et qui n’avait que quelques centimètres d’épaisseur. Les satellites croyaient observer de la glace marine pluriannuelle, mais lorsque nous avons passé à travers avec un navire, c’était en fait une substance pourrie qui ne nous a pas du tout ralentis. »
Des effets déjà ressentis
Et qu’est-ce qui s’en vient ? Difficile de le prévoir.
La glace marine a toujours été très variable. M. Barber précise que cette variabilité va en augmentant et rend les prédictions difficiles. Certains experts prévoient un Arctique sans glace estivale en 2020, d’autres en 2080, et les scientifiques ne peuvent prédire comment les choses évalueront selon les régions.
« Lorsque vous observez ce qui se passe dans l’hémisphère nord, les modèles sont plutôt bons pour cela. Ce qu’ils n’arrivent pas à bien reproduire, c’est les phénomènes à plus petite échelle, surtout les tempêtes et le rôle qu’elles jouent dans le comportement de la glace », soutient-il.
« La majeure partie de la recherche contemporaine observe ces phénomènes à plus petite échelle afin d’essayer de les comprendre et pour pouvoir mieux les représenter dans les modèles », ajoute M. Barber.
Mais les effets se font déjà sentir sur la chaîne alimentaire de l’Arctique.
La quasi-totalité de la vie arctique, des oiseaux aux baleines boréales, commence par une algue qui commence à se former sous la glace tous les mois de mars, explique le biologiste de l’Université du Manitoba, CJ Mundy.
« Lorsque vous prenez un noyau de glace, le dessous de ce noyau est brun. C’est de l’algue », souligne-t-il.
Cette formation d’algue est le premier maillon d’une chaîne qui commence par l’algue, puis se poursuit avec le plancton, de petits animaux appelés copépodes, des poissons, des phoques et ainsi de suite.
« Cette formation d’algue lance vraiment tout un système », dit M. Mundy.
Les plantes et organismes de l’Arctique ont évolué pour profiter des ressources exactement au moment où elles deviennent disponibles.
« Si vous faites fondre la glace marine, vous allez diminuer la surface où les algues se forment », ajoute le biologiste.
La vie s’adaptera, dit-il, mais ce ne sera pas la vie unique et magnifique propre à l’Arctique. Selon lui, les changements permettrait aux écosystèmes plus au sud de s’étendre vers le nord. « Cela pourrait produire plus d’énergie, permettre davantage de pêches, mais ce serait un écosystème différent de celui que nous avons présentement », souligne-t-il.
Adaptation et non disparition
La disparition des glaces marines transforme déjà la vie de ceux qui vivent à leurs côtés, rappelle Chris Furgal de l’Université Trent.
« Non seulement la glace se forme-t-elle plus tardivement, mais elle met également plus de temps à se former, explique-t-il. La période durant laquelle vous pouvez aller librement en bateau et vous pouvez marcher sans vous inquiéter sur de la glace stable est en train de changer. »
C’est la même chose au printemps. « Ce n’est pas comme si on pouvait aller sur les bateaux plus tôt. C’est que nous avons ces mauvaises conditions de glace pendant une plus longue période, plus tôt dans l’année. »
Selon M. Furgal, la situation cause déjà des problèmes de sécurité alimentaire du côté de certaines communautés du Labrador. Il a ainsi appris que certaines communautés devaient organiser davantage de missions de secours, les conditions météorologiques étant devenues plus imprévisibles pour les déplacements. Des difficultés financières ont aussi été observées puisque la mauvaise condition des glaces force les pêcheurs à faire de plus longs voyages et abîme plus rapidement l’équipement.
Les pertes se font également sentir du point de vue social. « Plusieurs personnes vont encore sur la glace, à l’hiver, pour ce qui ressemble aux pique-niques que nous faisons au sud », raconte M. Furgal.
Les gens pêchent, boivent du thé et dégustent des mets traditionnels. Les grands-parents racontent des histoires. Les familles et les communautés tissent des liens. Les gens sortent de leurs hameaux pour aller dans la nature, qui est leur véritable maison.
« Plusieurs gens ont parlé de l’importance de ce rituel, de ces sorties sur la glace, décrites comme étant importantes d’un point de vue social, culturel et mental », indique M. Furgal.
Mais les gens du Nord ont appris il y a longtemps à s’adapter, rappelle Frank Pokiak. « Nous vivons avec ces changements. Les Inuvialuits ont vécu avec ces changements toute leur vie. Les gens s’adaptent. »
Il y a moins de caribous ? On mange plus d’orignaux. On ne peut se rendre sur le territoire de chasse à l’oie ? On pêche plutôt dans le fleuve Mackenzie.
Une chose, cependant, ne risque pas de changer. « Je ne crois pas que nous allons disparaître, affirme M. Pokiak. Nous serons toujours là. »
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