À l’occasion du 15e anniversaire de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, son président Gérald Larose revient, dans un article publié dans Le Devoir, sur les travaux de la Commission en traçant un portrait de la situation actuelle.
Tout en ne pouvant qu’être d’accord avec le bilan, nous ne pouvons passer sous silence la part de responsabilité qui incombe à la Commission Larose dans ce triste état des lieux.
La Commission a écarté, sur les instructions de Lucien Bouchard, la question de l’affichage et de l’extension de la Loi 101 aux cégeps de ses travaux, et a refusé – même si elle en avait le mandat – de dresser un portrait de la situation du français à partir d’indicateurs démographiques et sociolinguistiques, par crainte de « dérives sociales majeures ».
La Commission a aussi légitimé l’arrêt de la Cour suprême qui remplaçait le concept du « français, langue commune » – qui constitue le cœur de la Loi 101 – par celui de « nette prédominance du français ».
Nous republions ci-dessous deux textes sur ces questions. Le premier « Monsieur Larose se dérobe », de Charles Castonguay, est tiré du livre Larose n’est pas Larousse. Regards critiques. La Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (Éditions Trois-Pistoles, 2002).
Le deuxième, intitulé « Le français, langue commune ou la nette prédominance du français » a été publié dans le livre de Pierre Dubuc, Pour une gauche à gauche. Critiques des propositions sociales et linguistiques de Jean-François Lisée. (Éditions du Renouveau québécois, 2011).
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Monsieur Larose se dérobe
Pour Buffon, mathématicien remarquable, intendant du Jardin du Roi et grand vulgarisateur scientifique du XVIIIe siècle, « la seule vraie science est la connaissance des faits ». La Commission Laurendeau-Dunton qui a, dans les années 60, donné un formidable essor à la recherche en sciences humaines au Canada, en avait fait son mot d’ordre.
Dès son rapport préliminaire, André Laurendeau annonçait ses couleurs en prenant « le risque de la lucidité ». Dans son rapport final, il a insisté : « Des sujets mal définis ou incomplètement explorés laissent la voie libre aux demi-vérités et aux préjugés. » Sa commission visait à transformer en profondeur les règles du jeu linguistique. Elle savait que pour faire accepter des changements significatifs, il lui fallait obligatoirement présenter un exposé complet et cohérent des faits.
Souscrivant à une rectitude politique qu’elle n’ose expliciter, la Commission Larose a choisi une autre stratégie.
Des questions essentielles laissées sans réponse
Le tout premier élément du mandat de la Commission Larose était de « préciser et analyser les plus importants facteurs qui influencent la situation et l’avenir de la langue française au Québec en fonction de l’évolution des principaux indicateurs, en particulier celui des transferts linguistiques ».
Quelle est donc la tendance du poids de la population francophone dans la région de Montréal ? Comment évolue l’usage du français au travail ? Quelle est l’incidence du libre choix de cégep sur les transferts linguistiques?
Le rapport final de la Commission Larose ne nous renseigne pas mieux sur ces questions essentielles que ne le faisait son rapport préliminaire.
Pas la moindre idée sur un point aussi névralgique que de savoir si le poids de la population de langue française est à la hausse ou à la baisse dans la métropole du Québec. La Commission trouve qu’il existe à cet égard un « débat strictement technique ». Si bien que le « profane » n’arrive pas « à se faire une opinion juste des tendances ».
Pourtant, n’importe quel mortel normalement constitué peut facilement comprendre que la tendance doit être à la baisse. Comment peut-il en être autrement, vu le nombre d’immigrants arrivés depuis 1985 ?
La Commission a coûté deux millions, mais comme effort de compréhension et de vulgarisation, ça vaut zéro. Elle refile la partie descriptive de son mandat à un observatoire de la situation sociolinguistique du Québec dont elle recommande la création, auquel « le ministre responsable de la politique linguistique pourrait demander son avis sur des sujets controversés » et que le contribuable finira encore, bien sûr, par financer.
Mais pour quoi donc les commissaires pensent-ils avoir été engagés ? Voilà la différence entre une vraie commission d’enquête et ce qui s’est avéré, sur le plan du constat de la situation, rien d’autre qu’une tour de Babel.
La rectitude triomphante
« Le savant doit observer sans esprit de système », disait aussi Buffon. Par esprit de système, la Commission n’a pas respecté même la plus simple de ses obligations en matière d’observation et de constat, celle d’identifier le mouvement de la composition linguistique dans la métropole.
Elle nous avertit plutôt qu’une politique linguistique ne saurait se fonder sur les seuls indicateurs démographiques et sociolinguistiques, parce que « ce serait s’enfermer dans une approche qui comporte des dérives sociales majeures, tel le cloisonnement de la société québécoise en trois catégories : les francophones, les anglophones et les allophones. Examiner la situation et l’avenir du français au Québec uniquement par la lorgnette des indicateurs démolinguistiques, et en particulier des transferts linguistiques [… ], confinerait la société québécoise à mettre sous le boisseau sa volonté de construire un projet civique ouvert sur le monde et à demeurer frileuse pour le restant de ses jours. »
La menace de « repli linguistique » dans le rapport préliminaire de la Commission nous offrait un avant-goût d’un semblable penchant pour la chasse aux sorcières – ou aux vieux démons. Tactique éculée d’un journalisme paresseux qui, pour masquer son absence de recherche et de réflexion, s’invente des « purs et durs » commodes à ridiculiser.
Au moins la Commission a-t-elle surmonté l’anathème jeté par les mandarins de Québec, dont son propre secrétaire, sur l’assimilation au français comme objet de la politique linguistique québécoise :
« En faisant du français la langue de l’État, la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires, la Charte de la langue française voulait étendre l’usage de la langue française à tous les domaines de la vie publique et augmenter ainsi son pouvoir d’attraction. »
Et encore : « En cette matière [des transferts linguistiques], la politique et la législation linguistiques du Québec ont pour objectif d’augmenter le pouvoir d’attraction de la langue française. » Merci, messieurs-dames les commissaires.
La pensée magique
Personne n’a proposé, cependant, de procéder exclusivement à la lumière et en fonction des transferts. La justice sociale serait un autre principe directeur évident. Et l’approche affirmationniste que les commissaires ont retenue, qui fleure avec la pensée positive ou magique, ne les exempte nullement d’accomplir leur mandat touchant l’analyse des principaux indicateurs démographiques, dont les transferts linguistiques. Ni de recommander des mesures concrètes susceptibles d’attirer vers le français sa juste part des transferts consentis par la population allophone.
On se grise facilement à force de répéter que « au Québec, la langue de travail est le français » et que « le français est maintenant devenu nécessaire pour tous les citoyens du Québec parce qu’il est, grâce à la politique et à la législation linguistiques, la langue officielle du Québec, la langue commune de la société, la langue de promotion sociale et économique ».
Sans doute que colloques et contrats sur la citoyenneté et le sexe des anges seraient très enrichissants aussi. Toutefois, la réorientation de l’assimilation passe par des interventions beaucoup plus terre-à-terre. Et sans constat adéquat de la situation du français au travail ou des transferts linguistiques à l’âge du cégep, pas de recommandations efficaces pour faire bouger les comportements linguistiques sur le terrain.
Confusion et incohérence
Les commissaires se félicitent pourtant à cet égard : « La Commission a très bien saisi les principaux indicateurs, en particulier celui du taux des transferts linguistiques. » Or, la partie centrale de sa description des tendances en matière de transferts est totalement incompréhensible.
La Commission s’est montrée incapable d’en présenter un tableau statistique intelligible – il n’y a d’ailleurs pas le moindre tableau dans l’ensemble de son rapport –, ni même d’en lire un correctement.
Incapable seulement de citer avec exactitude la question de recensement sur la langue parlée à la maison.
Incapable même de définir de manière cohérente les simples mots francophone, anglophone et allophone, matériau indispensable pour connaître la situation et établir le bilan des transferts.
Qu’on en juge. Le lexique des mots clés du rapport prescrit : « anglophone : personne dont l’anglais est la langue maternelle ou qui utilise le plus souvent cette langue dans sa vie privée; francophone : personne dont la langue maternelle est le français ou qui utilise le plus souvent cette langue dans sa vie privée et dans ses communications publiques; allophone : personne dont la langue maternelle est autre que le français et l’anglais et qui utilise le plus souvent cette autre langue dans sa vie privée. »
Que serait alors ce qu’André Laurendeau appelait dans son langage simple et direct un francophone anglicisé ? Un francophone, selon le lexique Larose, à cause de sa langue maternelle. Mais un anglophone aussi, en vertu de sa langue parlée le plus souvent à la maison. Ce serait donc un francophone anglophone. Ou serait-ce plutôt un anglophone francophone ?
De même, un anglophone francisé serait lui aussi, d’après le petit lexique rose, un anglophone francophone ou un francophone anglophone.
Quant aux allophones anglicisés ou francisés – la seule région de Montréal en compte plus de 200 000 –, aucun moyen de même les nommer ! D’après le lexique en rose, ce seraient des anglophones ou des francophones, mais en aucune façon des allophones. Et ça se pique de faire la leçon sur la qualité de la langue !
Boileau nous fournit la clé de ce gâchis : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
Bloqués raide, les commissaires, en ce qui regarde la description du pouvoir d’assimilation du français par rapport à l’anglais. Inhibés par d’innommables préjugés qui les empêchent de concevoir bien et d’énoncer clairement ce qu’il nous faut savoir et faire.
L’avenir du français demeure non assuré
Si l’on ne se donne pas des moyens concrets pour réaliser une juste répartition des transferts linguistiques entre le français et l’anglais à Montréal, on se leurre. Le poids des francophones baissera jusqu’à un niveau tel que l’actuelle politique sera remise en question, à la faveur d’un bilinguisme dont on connaît l’issue.
Bâcler la description des transferts et en minimiser l’importance, comme l’a fait la Commission, c’est accepter la réduction goutte à goutte de la prédominance du français qui, tout comme la langue d’usage public, s’appuie d’abord et avant tout sur la population francophone, quoi qu’en disent les paralysés de la rectitude.
Le regretté démographe français Alfred Sauvy a résumé à sa façon inimitable la conséquence linguistique du faible intérêt de la France pour la démographie de ses colonies d’Amérique du Nord :
« Il a suffi que, dans chacun des deux pays en lutte pour un immense continent, l’un envoie, à chaque année, quelques milliers de colons, l’autre quelques centaines, pour que le cours de l’histoire reçoive une formidable impulsion […] au moment même où la langue française s’assurait en Europe la prédominance internationale, grâce à sa forte démographie, elle était en train de la perdre à terme dans le monde, parce que quelques bateaux de plus, chargés d’illettrés, quittaient tous les ans la petite Angleterre. »
Certes, les immigrants d’aujourd’hui – dont mes grands-parents maternels – ne sont plus des illettrés. Mais toute proportion gardée, la compétition entre francisation et anglicisation des immigrants allophones est l’équivalent contemporain de ce que représentait l’immigration d’origine française ou britannique en Amérique au temps de la Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre.
Et l’avenir du français au Québec ne sera assuré que lorsque les transferts linguistiques à Montréal se répartiront au prorata des populations de langue française et de langue anglaise.
Charles Castonguay
L’aut’journal no 202
Septembre 200
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