Deux petits sous-marins plongeant à 4000 mètres de profondeur pour aller planter sur les fonds marins du pôle Nord un drapeau russe... Moscou a relancé d'épatante façon le débat sur la souveraineté de l'Arctique. Vrai que le geste est symbolique et qu'il est sans résonance légale décisive. Ottawa aurait tout à fait raison de minimiser l'exploit s'il ne faisait la preuve que, dans la course au monde polaire, extraordinaire réservoir de brut et de gaz, la Russie dispose d'une longueur d'avance.
C"est le ministre des Affaires étrangères, Peter MacKay, qui a eu la réaction la plus catégorique à l'endroit de la Russie: «La souveraineté du Canada sur l'Arctique est indiscutable. Nous avons établi depuis longtemps qu'il s'agit d'eaux canadiennes et qu'elles sont notre propriété.» Sa réaction sans appel n'en masque pas moins une certaine impuissance. Affirmer sa souveraineté est une chose, la faire valoir concrètement en est une autre, dit le droit international.
Le premier ministre Stephen Harper, qui retourne d'ailleurs en Arctique cette semaine, en est très conscient, lui qui avait fort maladroitement mis en avant sa préoccupation souverainiste, l'été dernier, en prétextant une visite dans le Grand Nord pour ne pas avoir à se pointer le nez au congrès international sur le sida qui se tenait à Toronto. Sans faux pas, M. Harper a du reste annoncé le mois dernier un investissement de sept milliards sur 25 ans pour l'achat de six à huit navires pour patrouiller les eaux arctiques et la construction d'un port en eaux profondes, encore qu'il soit difficile de voir en quoi ces acquisitions militaires parviendront, en soi, à endiguer la pugnacité du Kremlin du président Vladimir Poutine.
M. MacKay ne peut pas ne pas savoir qu'il devient essentiel que le Canada fonde ses prétentions nationales au plan scientifique et que la partie avec la Russie va se jouer d'ici 2013 devant les experts de l'ONU sur la base de la Convention sur le droit de la mer, une convention qui permet l'élargissement des droits d'exploitation d'un pays côtier au-delà de la limite habituelle de 200 milles nautiques à condition qu'il puisse faire la preuve que la zone convoitée constitue «le prolongement naturel du plateau continental».
L'expédition inédite lancée par les Russes visait donc à étayer la preuve géologique que la dorsale Lomonossov, chaîne de montagnes sous-marine qui traverse l'Arctique depuis le Canada et le Groenland danois jusqu'à la Russie, est le prolongement du plateau continental russe. À Ottawa -- qui se traîne les pieds -- de démontrer que cette fameuse dorsale est au contraire une extension du territoire canadien, depuis l'île d'Ellesmere.
L'enjeu économique est gigantesque. Le US Geological Survey, l'agence scientifique américaine spécialisée dans les hydrocarbures, évalue que le quart des ressources mondiales non exploitées de pétrole et de gaz se trouvent dans le cercle polaire arctique. L'odieux de la situation ne devrait échapper à personne: le pôle Nord, qui demeure pour le moment sous autorité onusienne, aiguise la convoitise des Russes, des Américains, des Canadiens, des Danois et des Finlandais dans la mesure où le réchauffement climatique, provoquant la fonte des glaces, facilitera à moyen terme l'accès à ses ressources.
Avec le résultat que le débat politique sur la souveraineté de l'Arctique fait cyniquement l'impasse sur les conséquences écologiques de l'exploitation du monde polaire. Faut-il s'en étonner? Le développement actuel de l'Arctique sous juridiction russe est pourtant parlant. La ville de Mourmansk, d'où l'expédition russe a pris le large, est la plus grande ville du monde située au nord du cercle polaire, avec ses 330 000 habitants. La ville portuaire est actuellement au coeur d'un boom pétrolier et gazier, grâce en partie à d'importantes avancées technologiques dans le domaine de l'extraction. De nouveaux champs offshore sont exploités en mers de Barents et de Kara, censés approvisionner les marchés américain et européen par pipelines et superpétroliers. Gazprom, l'empire industriel russe de l'énergie, est en train d'y développer le plus grand champ gazier au monde, doté de réserves deux fois supérieures à tout ce dont disposerait le Canada. Mourmansk, disent les écologistes, est aussi au coeur d'un saccage écologique.
Si bien que l'Arctique est, à bien des égards, déjà russe, s'agissant de décrire le monde sous l'angle des drapeaux. Mais à qui, au-delà de ces considérations nationales, appartiendra demain le pôle Nord? Aux compagnies pétrolières.
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