Il faut démilitariser l'Arctique

Souveraineté dans l'Arctique



Le 8 juillet dernier, le premier ministre Stephen Harper, qui visite présentement l'Arctique canadien, annonçait l'intention de son gouvernement de commander entre six et huit navires militaires pour patrouiller et assurer la souveraineté du Canada sur sa frontière nord. Rien de plus louable pour un pays que de garantir à ses citoyens la sécurité à ses frontières et le respect de son territoire. Pourtant, il y a dans l'annonce du gouvernement conservateur une escalade des moyens qui n'a pas de commune mesure avec toutes les actions entreprises au cours des dernières années.

La décision canadienne de construire et d'envoyer des navires militaires au nord risque d'enclencher un processus de militarisation de l'Arctique à un degré jamais atteint à ce jour. Il y a, bien sûr, des militaires canadiens, américains, russes et même danois en Arctique depuis fort longtemps mais, à notre connaissance, il n'y a pas de navires de guerre dans l'océan Arctique.
Ici, il faut bien établir la différence qui existe entre un navire de patrouille de la Garde côtière canadienne et un navire de guerre des Forces armées du Canada. Les brise-glace rouge et blanc qu'on voit à l'oeuvre sur le Saint-Laurent et dans l'Arctique relèvent de la Garde côtière, en quelque sorte la force policière des mers, responsable des opérations de recherche et de secours, du maintien des voies navigables ouvertes en hiver et de l'application des lois canadiennes dans les eaux du pays.
La Garde côtière n'a rien de militaire et fait partie intégrante du ministère des Pêches et des Océans. La Garde côtière a le pouvoir d'arraisonner des navires marchands qui enfreindraient les lois canadiennes dans nos eaux territoriales.
Quand M. Harper avait promis en campagne électorale de faire construire deux gros brise-glace pour patrouiller l'Arctique et y assurer notre souveraineté, j'ai cru dans ma grande naïveté qu'il s'agirait de nouveaux brise-glace qui renforceraient l'actuelle flottille des brise-glace canadiens, trop petits et vieillissants. Mais cette annonce montre une tout autre orientation. Selon ce que les journaux nous rapportent, il s'agit de faire construire de six à huit navires de guerre d'une longueur de 100 mètres, seulement capables de naviguer dans l'Arctique pendant l'été.
Ces navires seraient armés et capables d'accueillir les nouveaux hélicoptères maritimes Cyclone CH-148 que la Défense nationale a commandés en 2004. Rappelons que le Cyclone CH-148 est un hélicoptère militaire et non civil, capable de transporter des troupes avec un énorme rayon d'action et même de lutter contre les sous-marins. Le Canada aurait donc de six à huit navires de guerre pour assurer notre souveraineté et bloquer le passage à un éventuel ennemi. Or il n'y a pas d'ennemis armés dans l'Arctique! Si oui, que la Défense nationale nous en fasse la preuve. Les brise-glace américains ou russes qui sillonnent occasionnellement l'Arctique ne sont pas armés.
L'éventuelle mise en fonction de navires militaires canadiens dans l'Arctique aurait des conséquences désastreuses sur l'attitude des pays revendiquant des droits territoriaux au-delà du cercle polaire. En plus du Canada, des pays comme la Russie, les États-Unis, le Danemark (le Groenland est danois et fait partie de la Communauté européenne) et la Norvège sont tous des pays démocratiques qui ont des revendications territoriales en zone arctique. Tous ces pays sont considérés comme des amis du Canada, y compris la Russie.
Le Canada veut-il déployer son arsenal militaire pour faire peur à ses amis? L'existence de conflits territoriaux entre «pays amis» requiert des négociations et des compromis, surtout pas la militarisation des frontières. Que feront les Américains, les Russes et même les Danois en voyant apparaître des navires de guerre canadiens en Arctique? N'auront-ils pas l'idée d'y déployer leur propre flotte pour se protéger d'une éventuelle agression canadienne? Qu'adviendra-t-il des travaux scientifiques menés par des équipes internationales regroupant les pays limitrophes de l'Arctique et essentiels à la compréhension des changements climatiques en zone polaire?
L'histoire nous apprend pourtant qu'il est possible de gérer des revendications territoriales de façon pacifique, et l'autre zone polaire de notre planète, l'Antarctique, nous en donne un exemple éloquent. Dès 1957-58, à l'occasion de l'Année internationale de géophysique, les États-Unis avaient pris l'initiative de convoquer une conférence pendant laquelle furent jetées les bases du traité sur l'Antarctique, qui fut signé par 11 pays et entra en vigueur en juin 1961.
Ce traité faisait de l'Antarctique une immense réserve scientifique où les activités militaires sont interdites. Plusieurs ententes et protocoles spécifiques ont été conclus au cours des décennies qui ont suivi cette conférence pour renforcer le caractère de protection et de conservation des écosystèmes antarctiques, une caractéristique déjà présente dans le traité initial. Le plus extraordinaire, c'est que ce traité tient toujours, même si la plupart des pays signataires ont maintenu leurs revendications territoriales.
Il est aujourd'hui possible de mener des recherches scientifiques sur l'ensemble du continent et de la péninsule antarctiques sans qu'un soldat vienne vous coller le canon de son fusil sous le nez. Il n'y a aucune zone militaire interdite et l'information scientifique circule librement. Ajoutons que le Canada est signataire du traité sur l'Antarctique depuis quelques années et qu'il existe de nombreuses ententes bilatérales ou internationales permettant aux chercheurs canadiens d'aller y travailler. L'Arctique a besoin du même type de protection que celle qu'on accorde aujourd'hui à l'Antarctique.
S'il a été possible de mettre en place en 1961 un traité de paix au milieu des pires années de la guerre froide, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas possible de répéter l'exploit en amenant les pays limitrophes de l'Arctique à signer un éventuel traité de démilitarisation de l'Arctique, faisant de cet océan et de ses îles gelées une deuxième réserve scientifique planétaire sans canons ni soldats. Démilitariser l'Arctique ne signifie pas pour le Canada d'abandonner ses droits territoriaux et de renoncer à sa souveraineté.
Il s'agit de mettre en place un mécanisme de solution des conflits territoriaux de façon pacifique avec des pays amis. Il s'agit de confirmer à la Garde côtière son rôle de policier des mers et de lui fournir les moyens de faire respecter les lois canadiennes dans les eaux territoriales du Canada. Il s'agit de faire savoir aux pays amis la ferme intention du Canada de défendre ses droits territoriaux sans mettre les revolvers sur la table. Enfin, il s'agit de négocier et de signer des protocoles internationaux pour protéger l'extrême fragilité des écosystèmes arctiques.
Un espace démilitarisé est essentiel à la continuation des travaux scientifiques canadiens et internationaux présentement menés en Arctique. La question des changements climatiques est beaucoup plus complexe qu'on aurait pu l'imaginer il y a à peine quatre ou cinq ans. Les médias rapportent souvent que les scientifiques ne s'entendent pas sur la vitesse et l'ampleur des changements qui se produisent actuellement dans l'Arctique.
C'est parfaitement vrai, et la raison en est simple. L'information scientifique nécessaire pour construire et utiliser les modèles prédictifs du climat en Arctique n'est pas encore suffisamment disponible. Et au rythme où vont les choses, il faudra encore dix ans pour arriver à des résultats tangibles qui fassent consensus. Le Canada, comme les autres pays limitrophes de l'Arctique, a un besoin urgent de ces résultats. La seule façon d'y arriver est un travail concerté de ces pays limitrophes et des autres grandes puissances scientifiques en sciences polaires comme la France, le Royaume-Uni et l'Australie.
Il faut de toute urgence construire des modèles climatiques et environnementaux comparés entre les deux zones polaires de la planète. Le Canada ne peut pas faire tout ce travail tout seul, et ce n'est certainement pas le temps de sortir les canons pour faire fuir nos amis. Le Canada peut encore jouer un rôle décisif dans la prédiction des effets des changements climatiques en zones polaires en mettant sur la table les milliards de dollars aujourd'hui prévus pour militariser notre frontière nord.
Au lieu de construire de navires de guerre, cet argent pourrait servir à développer des hautes technologies d'exploration polaire avec des retombées économiques tout aussi substantielles pour l'économie canadienne. Imaginez, le Canada ne dispose même pas d'une base scientifique permanente en Arctique! En guise de comparaison, l'Australie a trois bases scientifiques permanentes (Casey, Mawson et Davis) le long du continent antarctique!
Assurer la souveraineté canadienne en Arctique passe par l'exploration et la connaissance approfondie du territoire terrestre et des zones marines. La souveraineté canadienne passe par l'établissement de plusieurs bases scientifiques (évidemment non militaires) capables d'observer les soubresauts du climat et d'enregistrer les modifications que subissent déjà les écosystèmes arctiques.
La souveraineté du Canada passe par une présence accrue et soutenue de nos scientifiques et de nos technologues à toutes les instances internationales où il est question de recherche et de développement en zones polaires. La souveraineté du Canada passe par l'élaboration et la signature d'un traité de démilitarisation de l'Arctique. Voilà un grand geste qui permettrait à M. Harper et à son gouvernement de passer à l'histoire de notre pays et de notre planète.
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Émilien Pelletier, Titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les zones côtières des hautes latitudes, Institut des sciences de la mer (ISMER), Université du Québec à Rimouski

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Titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les zones côtières des hautes latitudes, Institut des sciences de la mer (ISMER), Université du Québec à Rimouski





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