L'histoire à l'ère posthistorique

Il faudra bien produire NOTRE histoire, le récit de "l'expérience québécoise du monde". Et ce ne sont pas les Létourneau qui y pourvoiront.


On dit des gens qu'ils ne connaissent pas l'histoire ou s'y intéressent peu, voire que le problème est criant chez les jeunes. Repris récemment par la presse à l'occasion des fêtes du 24 juin et du 1er juillet, ce bilan, qui renvoie à l'idée selon laquelle on serait entré dans une ère posthistorique où le présent et l'avenir éclipseraient le passé, sonne juste et faux tout à la fois.
Plusieurs enquêtes réalisées au Canada ou dans d'autres pays révèlent en effet que le passé ou l'histoire -- peu importe le terme utilisé pour désigner l'ayant-été -- touche une majorité d'individus et que ceux-ci témoignent de leur intérêt pour l'histoire en se livrant à une pléiade d'activités reliées au passé. Ces enquêtes indiquent également que le passé n'est pas une dimension accessoire à l'identité des gens ou un aspect secondaire de leur existence, mais un élément qui définit leur personne et une composante essentielle à leur monde vécu.
On tirera de ces informations un constat: ne pas reconnaître la signification d'un événement historique ou mal situer un personnage sur la ligne du temps, deux défauts souvent observés chez les gens sondés, ne signifie pas que ces derniers ne sont pas attirés par le passé. Il faut éviter d'associer méconnaissance de l'histoire et indifférence au passé. Certes, on peut déplorer le faible niveau de culture historique d'une population dans son ensemble. On peut aussi dénoncer l'apathie d'un gouvernement à corriger la situation. Cela dit, il semble que les lacunes observées au chapitre des connaissances historiques des gens aient peu à voir avec leur intérêt envers l'histoire ou avec la place que tient la référence au passé dans leur vie quotidienne. Pour la majorité des adultes, cet intérêt et cette référence sont importants plutôt qu'anecdotiques.
Quelle histoire aime-t-on?
Mais comment et pourquoi les gens sont-ils intéressés par l'histoire et le passé? Au Canada, comme aux États-Unis et en Australie, il appert que le passé auquel on porte le plus d'intérêt et que l'on considère comme étant le plus important est celui qui touche à sa famille. Cela ne veut pas dire que le passé de sa nation, de sa région, de sa province, de son groupe culturel ou religieux n'a pas de valeur aux yeux de la masse. Mais ces passés sont loin derrière le passé de la famille comme centre de préoccupation et source de motivation pour en apprendre davantage sur ce qui fut.
Il appert également que les Canadiens fréquentent l'histoire ou le passé parce qu'ils sont sensibles à l'idée de transmettre quelque chose qui est important ou significatif pour eux et qui concerne l'ayant-été. De même, les Canadiens se livrent à des activités reliées au passé parce que ces activités, qui prennent souvent la forme de passe-temps «anodins», leur permettent de comprendre le passé, de comprendre qui ils sont et d'être reliés de manière plus ou moins intense au passé.
Ces affirmations mènent à ce que nous poserons comme une hypothèse de travail: la majorité des Canadiens s'intéressent au passé à partir d'une perspective individuelle pour se situer singulièrement dans un contexte historique, pour donner du sens à leur vie propre ou pour en apprendre davantage sur leurs antécédents familiaux -- et ainsi se raccrocher à une histoire familiale qui leur permet de s'inscrire personnellement dans une durée spécifique et maîtrisable. À l'origine de l'intérêt pour le passé chez une majorité de gens, il y aurait donc le désir individuel de se définir par l'histoire en vue de se mieux comprendre à une échelle microsociale et par rapport à une continuité qui aurait du sens au présent.
Cette constatation intrigue. Trouverions-nous dans cette attitude une manifestation de la condition postmoderne, laquelle ne soutiendrait aucun désir de déracinement chez les gens, mais exprimerait leur volonté ferme d'enracinement -- dans un généalogie familiale plutôt que nationale toutefois?
Une nation d'individualités?
Plusieurs enquêtes (dont la nôtre: www.lescanadiensetleurspasses.ca) montrent en effet que les Canadiens établissent des connexions entre leur histoire personnelle et l'histoire de leur groupe d'appartenance, en particulier l'histoire du pays où ils résident ou celle de la nation à laquelle ils s'identifient. C'est ainsi que bon nombre de Canadiens intègrent des éléments de l'histoire nationale à l'histoire de leur famille, manière de projeter leur passé intime dans une temporalité plus large qui ajoute du sens à leur vie personnelle, laquelle rejoint dès lors un espace commun d'histoire ou de mémoire.
D'autres font coïncider certains épisodes de leur histoire privée avec des moments forts ou particuliers de l'histoire collective qu'ils ramènent à l'échelle de leur vie personnelle, ce qui leur permet d'inscrire leur vécu dans deux trames narratives reliées, l'une individuelle ou privée et l'autre collective ou publique. D'autres encore, qui pratiquent la généalogie, passent par l'intermédiaire de l'histoire collective (ou nationale) pour bâtir ou rétablir un lien avec leurs ancêtres particuliers, ce qui leur permet de situer leur vie (familiale) sur deux trames historiques ou temporalités, l'une collective (ou nationale) et l'autre privée. Dans tous les cas, il y a la volonté, chez bien des gens, d'inscrire leur individualité dans une mouvance historique qui les dépasse, sans pour autant aliéner leur histoire spécifique au profit d'un passé collectif qui les absorberait dans l'ordre de ses significations.
Il est donc faux de prétendre que les gens ont cessé de se rapporter à des lieux d'histoire ou de mémoire larges -- nationaux, religieux, culturels. Il semble toutefois y avoir un renversement du rapport habituel liant l'individu aux ensembles que constituent la nation, la religion ou le groupe ethnique ou culturel. Ainsi, on vit la nation sur un mode individuel et singulier. On se rapporte moins à la nation qu'on ne la rapporte à soi.
On ne veut plus être écrasé par la mémoire, l'histoire et l'horizon de la nation; c'est davantage dans la diversité et la multiplicité de ses pratiques quotidiennes que, le cas échéant, on rejoint la nation pour s'y inscrire plus ou moins continuellement et entièrement à titre de sujet singulier -- sujet ne renonçant toutefois pas à son individualité ou à sa spécificité.
Quelle histoire collective?
On pourrait donc penser que le contexte de réception des histoires collectives n'est plus ce qu'il était. Non seulement les référents collectifs sont souvent subordonnés aux référents individuels, mais l'importance attachée aux lieux d'histoire et de mémoire collectifs a diminué au profit des lieux d'histoire et de mémoire privés, ceux de la famille notamment. Il en résulte pour l'État et les groupes dominants une difficulté d'imposer leurs narrations englobantes et univoques à l'ensemble de la société.
Que faire devant l'étiolement apparent du sentiment d'histoire nationale chez les gens? Pour plusieurs, la réponse est claire: il s'agit d'ajouter à l'offre d'histoire nationale en occupant tous les fronts possibles de production et de diffusion de cette histoire, de manière à rejoindre les plus larges publics; ainsi, la référence historique de la nation reprendra sa place de prédilection et surdéterminera toutes les autres références à partir desquelles l'individu donne du sens à sa vie.
Vraiment? Renationaliser les gens par un récit fort du passé, récit à velléités patriotiques, est-il une solution pour contrer l'atrophie relative de leur sentiment d'histoire nationale? Est-ce seulement souhaitable que la référence nationale redevienne cardinale dans l'identité et la conscience historique des individus? On ne saurait le dire sans conteste.
Chose certaine, il faudra bien produire une histoire qui crée de l'appartenance et du sens commun, à défaut de quoi le présent sans ancrage s'incurvera devant toutes les tempêtes identitaires qui s'annoncent. Quelle histoire du passé pour permettre au présent de s'enraciner et à l'avenir d'éclore en évitant de se retrouver orphelin d'une présence antérieure? Telle est l'une des questions pressantes qui se posent à l'orée du XXIe siècle.
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Jocelyn Létourneau, Professeur d'histoire à l'université Laval, lauréat de la Fondation Trudeau (2006) et directeur du projet Les Canadiens et leurs passés


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