Des proches de Jean Chrétien se sont hâtés de voir, dans la récente décision du juge Max Teitelbaum, un rejet des conclusions du commissaire John Gomery sur le rôle de l'ex-premier ministre dans le scandale des commandites. Toutefois, ce jugement, s'il paraît bien fondé au plan juridique, ne dit pas que l'ex-chef libéral ne méritait aucun blâme. À cet égard, le rapport Gomery demeure valide.
Les principes retenus par la Cour d'appel laissent peu de doutes. Bien qu'une commission d'enquête ne soit pas un tribunal, elle est tenue d'agir avec impartialité et de s'abstenir de tout geste faisant craindre qu'elle ait déjà tiré ses conclusions. Tout en regrettant quelques propos «inappropriés» livrés aux médias en cours d'enquête, le commissaire avait affirmé garder «l'esprit ouvert» et attendre d'avoir eu toute la preuve avant de trancher.
Homme franc et direct, le juge Gomery aura pourtant commis trois erreurs. Certains de ses propos pouvaient laisser croire que son idée était déjà faite. De plus, tout en pensant avoir écarté ses opinions personnelles, un magistrat peut encore avoir des préjugés à l'endroit d'un individu ou d'un enjeu. Enfin, même si conclusion qu'il tire est fondée sur la preuve, le tort alors fait à la crédibilité de l'enquête ne peut être réparé.
On pourrait ajouter une quatrième erreur, dont le jugement Teitelbaum témoigne éloquemment. Les imprudences verbales du commissaire auront finalement donné à Jean Chrétien un moyen d'échapper à une enquête qu'il contestait déjà, invoquant toutes sortes de motifs, dont plusieurs ont, du reste, été écartés par la cour.
En somme, un magistrat ne saurait laisser croire à la culpabilité d'un truand, le forfait eût-il été commis sur la place publique.
Dans le cas de l'ancien chef libéral, le forfait avait été conçu dans le plus grand secret. Après la piètre victoire du Non au référendum de 1995, l'avenir du Canada était en jeu, disent les auteurs du programme. Pourtant, ils en ont caché les éléments au Parlement, à l'administration et aux organes de contrôle et de vérification du gouvernement.
Rendre des comptes
Le premier ministre, aux abois après la quasi-défaite des fédéralistes, n'exigeait pas d'être informé personnellement des mesures prises pour redresser la situation, ni non plus des résultats - alors qu'un Lucien Bouchard, devenu premier ministre à Québec, parlait de tenir un autre référendum à la première occasion. On croit rêver.
Un simple ministre est responsable des bévues de ses fonctionnaires, même s'il n'en a pas la surveillance immédiate et qu'il ne connaît pas les programmes qui leur sont confiés. Mais un premier ministre, qui décide lui-même d'un programme spécial, en signe à l'occasion le financement et en fait une affaire d'urgence nationale, ne serait responsable de rien, même quand les gens qui l'appliquent violent toutes les règles d'une gestion honnête et compétente?
Les tribunaux chercheront longtemps avant de trouver le principe constitutionnel qui met un chef de gouvernement à l'abri de la reddition de comptes dans le cas d'une négligence aussi lamentable. S'il en était besoin, la ruine du Parti libéral au Québec comme le discrédit accru qui y frappe le système fédéral montrent l'ampleur d'une telle défaillance.
Certes, nul n'a accusé Jean Chrétien d'avoir voulu enrichir illégalement ses amis ou ses partisans. Le secret initial du programme et le manque de transparence avaient un autre objectif. Camoufler la propagande fédérale? Pas du tout: elle s'étalait aux regards du public. Acheter la sympathie des organismes commandités dans le sport, la culture et la vie communautaire? Probablement, Ottawa le fait depuis des décennies.
Mais ce programme innovait aussi. Il a servi à détourner des fonds fédéraux vers le Parti libéral, comme la commission d'enquête en a trouvé des indices probants. Et l'opération aura peut-être aussi financé d'autres projets plus ténébreux, si vraiment les millions qui manquent encore à l'appel n'ont pas été virés aux Bahamas. En tout cas, confier la survie du Canada à une telle bande d'escrocs en dit long sur l'éthique alors en vigueur à Ottawa.
Le pourquoi d'une enquête
À en croire Eddie Goldenberg, un proche conseiller de Jean Chrétien, l'enquête Gomery n'aurait jamais dû avoir lieu. Elle aurait causé un grave dommage aux institutions et contribué à discréditer davantage la vie publique. On aura reconnu là les accents du clan Chrétien et son amertume envers Paul Martin, le successeur et premier ministre à l'origine de l'enquête. Seuls quelques pommes pourries auraient entaché un programme par ailleurs admirable. Manifestement, l'ancien régime n'entendait pas changer.
S'il était resté au pouvoir comme il en avait l'intention, aucune enquête n'aurait eu lieu. Encore aujourd'hui, on ne saurait rien de cette filière poisseuse, qui n'avait rien à envier à la mafia et à sa loi du silence. Profiteurs du parti et des agences de publicité en cause mèneraient encore grand train de vie aux frais des contribuables.
John Gomery, heurté par les conclusions du juge Teitelbaum, souhaite que le jugement soit porté en appel. Il serait surprenant qu'une cour supérieure minimise des déclarations que lui-même a publiquement regrettées, ou encore qu'elle fasse droit au principe nouveau, évoqué par l'ancien commissaire, que les juges ne doivent plus rester dans une «tour d'ivoire».
Dans ses propres règles, l'ex-commissaire avait fait de son attaché de presse, François Perrault, «la seule personne autorisée à s'exprimer au nom de la commission». Ce relationniste, au lieu de mettre le juge Gomery en garde contre les déclarations intempestives, aura lui-même tenu des propos qui ont été dommageables au commissaire et il a aggravé la situation en lui faisant signer la préface d'un livre pour le moins inopportun.
À cet égard, le jugement de la Cour fédérale est un rappel salutaire pour les juges et commissaires qui voudraient s'exprimer autrement que par leurs jugements et rapports. On y trouve aussi des leçons relativement aux médias. Certes, la doctrine médiatique du juge Teitelbaum paraît excessive dans le cas des commissions d'enquête. Que des commissaires expliquent parfois leur rapport pour la compréhension du grand public ne serait pas un luxe, surtout dans les affaires complexes. Mais les magistrats feraient bien de se méfier des apartés auxquels trop de médias les invitent de nos jours.
Dans le cas d'un Jean Chrétien, le danger de dérapage était pourtant évident. Des journaux ou des stations de radio ou de télé qui n'auraient rien fait pour débusquer les profiteurs des commandites n'allaient pas rater l'occasion de provoquer un affrontement entre l'ex-premier ministre et le juge Gomery. Le genre est bien connu dans les milieux de presse.
Un poulailler a beau puer à cent lieues à la ronde, pas un reporter ne s'en approche. Mais une bataille de coqs éclate-t-elle autour dudit poulailler, toute une meute journalistique se précipite. Peu de médias, en effet, veulent aller au fond des choses. Une certaine politique trouve avantage à ces diversions d'un jour. Mais l'intérêt public y est rarement servi.
Une telle dérive ne saurait pourtant faire minimiser l'importance des enquêtes publiques. Le juge Gomery a fait un travail exceptionnel. Le Parti libéral du Canada serait bien inspiré de réitérer son appui au rapport qu'il a signé.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Le rapport Gomery et Jean Chrétien
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé