Kant est mort, vive Templeton!!

Laïcité — débat québécois

Réactions aux propos de M. Jean Grondin publiés le 25 avril 2009 dans le Devoir dans un texte intitulé ["Religion contre philosophie : une fausse opposition"->19396].
Lorsque, jeune étudiante en philosophie à l'université Laval, j'ai découvert la philosophie d'Emmanuel Kant grâce aux excellents cours prodigués par M. Jean Grondin, j'ai su alors ce que la philosophie critique pouvait enfin apporter au monde. Critique de la raison pure, Critique de la faculté de juger, Critique de la raison pratique... L'oeuvre entière de Kant a été consacrée à départager le propre de la science et de la religion en assignant à la raison philosophique le rôle d'arbitre impartial. Kant est un immense philosophe. À la question "Qu'est-ce que les lumières?" Kant répondait : " Aie le courage de te servir de ton propre entendement!" Kant nous mettait en garde et conseillait d'avancer avec beaucoup de prudence sur le terrain de la Métaphysique. Mais par-dessus tout, on doit à Kant "la pierre de touche" des droits de l'homme, repère universel de la moralité moderne, horizon moral de notre siècle, à savoir l'incontournable Impératif Catégorique qui se lit comme suit;
"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien en ta personne qu'en la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme une moyen."
Ceux à qui répugne l'idée d'accorder le crédit qui revient à la philosophie en matière de moralité seront tentés d'objecter que Kant lui-même était croyant. Qu'à cela ne tienne, ce grand penseur, d'une rigueur et d'une honnêteté intellectuelle implacables aurait répondu ceci:
" Or nous voyons ici (dans le contexte de la législation morale) la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste ici sa pureté, en se faisant gardienne de ses propres lois, au lieu d'être le héraut de celles que lui suggère un sens inné ou je ne sais quelle nature tutélaire." Fondements de la métaphysique des moeurs, Vrin, p. 145.

Comment, M. Grondin, en spécialiste renommé de la philosophie allemande qu'il est, peut-il seulement affirmer ceci:
"Les grands leaders moraux de notre époque, de Gandhi au dalaï-lama en passant par Martin Luther King, Elie Wiesel, Mgr Tutu, Edith Stein, Mère Teresa, Hans Küng, l'Abbé Pierre, Jean Vanier, Soeur Emmanuelle, les théologiens de la libération et Jean Paul II, étaient des personnalités profondément religieuses. Au final, les philosophes auront eu infiniment moins d'influence qu'eux sur les esprits."?
Ce faisant M. Grondin trahit Kant et la philosophie en ramenant à presque rien un corpus philosophique absolument déterminant dans le domaine de l'éthique et en préférant accorder tout le crédit de la moralité à des leaders religieux. Je ne peux lire cela que comme une trahison, un désaveu de sa propre discipline d'enseignement. Un désaveu qui ne peut que confirmer par l'absurde le fait que lorsqu'un individu désire défendre la religion à tout prix, il peut s'adonner à bien des bassesses.
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Voici d'autres propositions tout aussi indéfendables avancées par M. Grondin: "C'est que la réflexion de l'une (la philosophie) n'a jamais été possible sans l'autre (la religion, qui l'a précédée)", "Or cette critique de la religion a toujours fait partie de l'expérience religieuse elle-même (...)", "Il y a hélas! un intégrisme scientiste, aussi détestable que tous les autres", "(...) la religion est non seulement la source et l'inspiration de ce que l'humanité a produit de plus précieux, elle est non seulement responsable, si on aime les chiffres, de 90 % du patrimoine «culturel» de l'humanité et ce que nous admirons le plus dans les cultures étrangères, elle est la fondation de ses plus grands espoirs et porteuse d'une rationalité extraordinaire, sans laquelle la vie risque d'être d'une tristesse infinie, une «passion inutile» (...)".
Invité à commenter une diminution des enseignements religieux dans le système scolaire québécois, M. Grondin fait écho aux sombres propos de Mgr Ouellet entendus lors des audiences de la Commission Bouchard-Taylor. Tous deux en effet prétendent qu'"Il en résulte une désorientation dont les effets sont flagrants. Faut-il les nommer? Pensons au suicide, au décrochage, lequel est d'abord spirituel, à ces cas de plus en plus nombreux de carnage domestique, aux tueries à répétition dans les écoles et les universités (il y en a eu trois importantes dans la seule ville de Montréal depuis 20 ans: Polytechnique, Concordia, Dawson), au cynisme généralisé dans les relations humaines, lié à une dissolution du sens des responsabilités et de l'engagement, etc."
Tous ces énoncés sont, lorsqu'on les examine avec un minimum d'esprit critique, tout bêtement faux et ne sont finalement que l'expression des préjugés pro-religieux les plus éculés!
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En continuant d'avancer sur cette voie, M. Grondin se place sans doute en bonne position pour se voir décerner, à l'instar de Charles Taylor, le fabuleux prix de 1.5 million de dollars de la Fondation Templeton. Prix qu'aucun scientifique qui se respecte n'oserait accepter sans risquer de compromettre irrémédiablement sa crédibilité professionnelle mais qui, du côté de la philosophie académique et de manière fort étrange au demeurant, ne semble faire sourciller personne.

Marie-Michelle Poisson
Professeur de philosophie au Collège Ahuntsic
Montréal


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    26 avril 2009

    Bravo madame Poisson.
    Excellente et précise réplique à des propos consternants. Elle fait écho à ce qui s'est ici discuté quelques jours avant la publication de ce « Devoir de philo » dans Le Devoir. ( Tribune libre de Vigile - Grand Dieu ! - 2009 04 17 - Nicole Hébert ). Doit-on s'étonner que les rares femmes qui écrivent dans Vigile s'intéressent à l'esprit qui anime nos sociétés ? Quoiqu'il en soit merci pour votre contribution.
    J'aimerais beaucoup vous voir développer en quoi comme vous le dites si bien, ces « énoncés sont, lorsqu’on les examine avec un minimum d’esprit critique, tout bêtement faux et ne sont finalement que l’expression des préjugés pro-religieux les plus éculés ! »
    - « C’est que la réflexion de l’une ( la philosophie ) n’a jamais été possible sans l’autre ( la religion, qui l’a précédée ) »
    - « Or cette critique de la religion a toujours fait partie de l’expérience religieuse elle-même (...) »
    - « Il y a hélas ! un intégrisme scientiste, aussi détestable que tous les autres »
    - « (...) la religion est non seulement la source et l’inspiration de ce que l’humanité a produit de plus précieux, elle est non seulement responsable, si on aime les chiffres, de 90 % du patrimoine « culturel » de l’humanité et ce que nous admirons le plus dans les cultures étrangères, elle est la fondation de ses plus grands espoirs et porteuse d’une rationalité extraordinaire, sans laquelle la vie risque d’être d’une tristesse infinie, une « passion inutile » (...)
    - « Il en résulte une désorientation dont les effets sont flagrants. Faut-il les nommer ? Pensons au suicide, au décrochage, lequel est d’abord spirituel, à ces cas de plus en plus nombreux de carnage domestique, aux tueries à répétition dans les écoles et les universités (il y en a eu trois importantes dans la seule ville de Montréal depuis 20 ans : Polytechnique, Concordia, Dawson), au cynisme généralisé dans les relations humaines, lié à une dissolution du sens des responsabilités et de l’engagement, etc. »
    Au plaisir de vous lire.

  • Archives de Vigile Répondre

    26 avril 2009

    Très brillant. Sauf que Kant, Descartes, Malebanche, Spinoza,
    Schpenhauder, ont développé une philosophie discursive. Ils
    n'ont pas développé d'ontologie ou métaphysique si vous
    préférez, même lorsque Descartes parle d'existence.
    Une méthode ontologique et une méthode logique diffèrent en
    ce sens qu'on ne peut fonder un raisonement ontologique qu'en
    se basant sur l'usage, (le multitudinis usus des Latins)
    lequel emprunte à la fin le moyen de l'atteindre,
    La pensée abstraite peut servir les sciences. Elle ne peut
    pas saisir l'existence comme telle.
    Les méthodes discursives ont ceci en commun: elles
    empruntènt à l'intelligence le moyen d'arriver à une
    fin alors que l'intelligence est inorganique et
    par conséquent indéfinie par nature. Que la pensée
    abstraite puisse échafauder des philosophies et des
    systèmes, on le vérifie par les mathématiques. Que la
    pensée abstraite puisse saisir l'existence et l'Être est
    autre chose.
    Cette distinction fondamentale est inexistante chez Kant,
    dans sa Kritik der reine oder praktische Vernunft.
    Sur le plan purement rationnel, sa méthode est certes
    brillante mais n'est pas ontologique, ce qui veut dire
    relationnelle, en ce sens que l'existence est relation
    en acte et en puisance. On retrouve cette approche chez
    Aristote, aussi chez les rabbins lorsqu'ils expliquent la
    Torah, également chez St Thomas d'Aquin et chez Nicolas de
    Cues, que les théologiens catholiques sont censés
    connaître à fond.
    Lorsqu'il s'agit de raisonner leur religion, le judaîsme et
    le christiaisme empruntent leur méthode philosophique à
    Aristote, qui a posé le prblème de l'existence et de
    l'Être. Le seul moderne qui approche cette perspective est
    Edmund Husserl.
    Je n'ai pas dit que les rabbins ou les prêtres se sont
    tous instruits en profondeur sur la question des rapports
    entre philosophie et théologie.
    Cordialement
    JRMS