L’Histoire, on le sait, est une science sociale en constante évolution. Chaque époque lui applique un prisme changeant selon l’avancée des connaissances et des recherches.
Il arrive aussi parfois que l’Histoire, combien facile à instrumentaliser sur le plan politique, devienne matière à manipulation.
Le Québec et le Canada - tiraillés depuis des lustres entre le nation-building canadien et un nationalisme québécois se déclinant en plusieurs écoles politiques -, étant de toute évidence loin d’être en reste dans le domaine.
Prenez-en ma parole de politologue dont la formation universitaire comprend aussi des études en histoire et son enseignement par la suite.
D’où la surprise, agréable, de lire dans Le Soleil de ce matin que le nouveau cours Histoire du Québec et du Canada, «en gestation depuis deux ans», «fait progressivement son entrée au secondaire».
Et agréable surtout d’apprendre qu’au ministère de l’Éducation - même sous le gouvernement Couillard et malgré qu’il ait été initié par celui de Pauline Marois -, ce nouveau cours qui succède à celui portant sur la «citoyenneté», demeure néanmoins «axé sur les «particularités du parcours de la société québécoise». Ouf...
Toujours selon Le Soleil – dont la journaliste a pu consulter le programme de troisième secondaire de ce nouveau cours -, celui-ci opterait «pour une approche chronologique, en troisième puis en quatrième secondaire, au lieu d'une approche par thèmes, qui a été décriée par plusieurs enseignants ces dernières années. Ces derniers avaient l'impression d'être redondants, en racontant l'histoire plusieurs fois, selon différentes perspectives.»
Traduction : le ministère aurait enfin résisté aux récriminations par trop prévisibles de certains groupes d’intérêts comme le Quebec Community Groups Network (QCGN) pour qui l’apprentissage des faits lorsqu’ils comprennent les conflits historiques entre la majorité francophone et la minorité anglophone poserait un sérieux problème «politique». Le QCGN considérant même qu’il n’existerait pas «une» histoire du Québec, mais «des» histoires du Québec...
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Fin de la déshérence?
Bref, serait-ce la fin de ces longues années de déshérence pédagogique où, pour des considérations trop souvent politiques, même l’expression «histoire nationale» pour désigner celle du Québec donnait des poussées d’eczéma jusqu’aux bureaux mêmes des premiers ministres, péquistes et libéraux confondus? (J’y reviendrai plus loin dans mon billet.)
Et donc, dans cette réinvention longuement attendue de la roue de notre histoire nationale, voilà que le ministère redécouvre les vertus d’une approche dite chronologique basée sur les faits et événements.
Alors que depuis deux décennies au moins, on sentait plutôt une volonté politique d’occulter l’existence originelle au Québec d’un peuple historique d’origine française, de peuples autochtones, d’une minorité anglaise autrefois conquérante, d’un haut-clergé qui, de 1837 à 1960, fut trop heureux de collaborer autant avec les partis politiques les plus conservateurs et rétrogrades qu’avec la minorité anglaise dans son contrôle jadis exercé sur l’économie.
Ignorant aussi, par conséquent, que cette «société» de plus en plus diversifiée grâce à l’arrivée de nombreux immigrants est aussi devenue une «nation». Une nation dans laquelle s’est peu à peu formée une conscience nationale, nationaliste et voire même pour une part fluctuante de sa population, souverainiste.
Comme quoi, on aura beau avoir fortement tenté de «réécrire» l’Histoire pour produire des citoyens ignares des faits, vient tout de même aujourd'hui un nouveau sursaut d’honnêteté intellectuelle.
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L’Histoire : une discipline essentielle
Il reste maintenant à espérer que le ministère résistera à la tentation de «jouer» à son tour avec ce nouveau cours en cherchant à le vider de sa nouvelle orientation plus pédagogique.
Car comment former des citoyens le moindrement intéressés aux affaires de la Cité lorsque l’histoire de la peur propre Cité est occultée ou diluée dans une grande marmite d’insignifiances visant à lui faire croire que sa Cité est comme toutes les autres...
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L’écrasement des rébellions : LE point tournant
Les historiens et les politologues ne s’entendent nécessairement pas tous sur ce constat, mais je demeure persuadée pour ma part de l’impact politique aussi immense que négatif pour le Québec de l’écrasement des rebellions de 1837-38. Un véritable «point de bascule», comme le stipule le nouveau cours d'histoire.
En même temps que la rébellion grondait au Haut-Canada (Ontario), un mouvement de libération démocratique et nationaliste – les deux axes étant ici indissociables en 1837 -, montait dans le Bas-Canada (Québec) sous les Patriotes.
Écrasée violemment par les forces britanniques, cette rébellion démocratico-nationaliste fut donc incapable de hisser cette nouvelle société émergente qu'était le Québec dans la modernité qui se dessinait déjà peu à peu en Occident dans le sillon des révolutions américaine et française.
Par conséquent, pour le Québec, ce rendez-vous manqué avec l’Histoire fut dramatique.
Dramatique parce qu'il ouvrirait la voie, jusqu'en 1960 en fait, à une longue période de collaboration, politique, économique et religieuse, entre le haut-clergé catholique friand de pouvoir et d’influence, les partis les plus conservateurs comme l’Union nationale, les leaders de la minorité anglo-québécoise trop heureux de voir la vaste majorité des «Canadiens-français» croupir au bas de l’échelle des revenus, de même que le gouvernement fédéral.
Hormis pour quelques parenthèses libérales – dont une, en 1940, permettrait aux Québécoises d’obtenir enfin le droit de vote -, cette longue noirceur servait avant tout des intérêts contraires à une affirmation nationale moderne, à l’éducation de la population, à l'émancipation des femmes et à l’ascension socio-économique de la vaste majorité des Québécois.
Nul besoin d’ajouter que sous Maurice Duplessis, le gouvernement n’avait certes ni «dette», ni «déficit», mais que les services publics étaient aussi inexistants que les palmiers en Abitibi...
Une caste de «notables» canadiens-français était certes tolérée, voire même désirée, dans la mesure où le «reste» de la population se contentait docilement de ce qu’elle avait.
Bref, de 1840 à 1960, jusqu’à la Révolution tranquille, le Québec comme société accuserait un retard politique, social et économique considérable et coûteux par rapport au reste du Canada. Tout cours d’Histoire du Québec qui se respecte ne saurait faire fi de cette longue parenthèse tragique issue de l’écrasement des rébellions de 1837-38...
Même le mouvement syndical, lequel tenait tête au régime duplessiste, les intellectuels plus progressites ou le mouvement Refus global, combattaient comme ils le pouvaient en attendant de récolter les fruits de leur courageuse résistance une fois la Révolution tranquille enfin enclenchée.
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Histoire d’exister
Au début de ce billet, je vous promettais de revenir plus en détails sur cette «déshérence» de notre histoire nationale dans nos écoles.
Pour fins de mémoire, permettez-moi donc de reproduire ici de larges extraits d’une chronique sur le sujet que je signais le 17 juillet 1996 (!). J'étais alors chroniqueuse politique au Devoir.
Comme quoi, ce problème n’est vraiment pas récent. Et comme quoi, il a aussi sévi sous le Parti québécois. Du moins, pour être plus précis, sous le premier ministre Lucien Bouchard.
Cette chronique sonnait l’alarme et marquerait le lancement d’une longue réflexion dans les cercles d’historiens sur la nécessité de redonner aux Québécois l'enseignement d'une histoire nationale rigoureuse et digne de ce nom.
En d’autres termes, une chose est sûre : la vigilance est de mise, TOUJOURS, sur ce sujet hautement vulnérable au Québec et au Canada à une politisation décervelante... si vous me passez le néologisme...
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Histoire d’exister (17 juillet 1996, Le Devoir) :
«En octobre 1995, (le gouvernement du) Québec créait un groupe de travail chargé d’étudier l’enseignement de l’histoire au Québec. Le 10 mai (1996), il remettait son rapport final. Macéré dans le multiculturalisme et une bonne dose de rectitude politique, il recèle une idéologie et des recommandations inquiétantes.
Présidé par Jacques Lacoursière, ce groupe devait « donner à l’histoire nationale et universelle sa place de discipline fondamentale dans la formation des jeunes du Québec ». Malheureusement, il escamote cet objectif de départ.
En fait, l’expression « histoire nationale » n’est reprise dans ce rapport que lorsqu’il est question des États-Unis ou... du Canada ! Le Québec ne serait-il pas une nation ?
Ce manque pourrait découler des choix idéologiques et de l’image du Québec qu’on y retrouve. Ne faisant aucune référence développée à la nation québécoise - ou à sa majorité francophone - le rapport avance comme leitmotiv l’« ouverture » à l’histoire des autochtones, des anglophones, des communautés culturelles et des sociétés non-occidentales.
Reprenant à satiété ce mantra, le rapport semble vouloir faire du pluriethnisme - une donnée sociologique présente partout en Occident - le principe central de notre historiographie. Simple composante normale de toute histoire nationale, ce pluriethnisme devient ici le prisme à travers duquel devrait s’interpréter l’histoire du Québec.
Pour peaufiner son refrain multiculturaliste, le groupe aurait vu quelques fonctionnaires des ministères de l’Éducation et de l’Immigration et des communautés culturelles.
Bref, une bureaucratie qui se nourrit depuis longtemps à la mamelle de cette même idéologie et s’appuie sur l’industrie croissante de l’« interculturalisme ».Mais cet horizon limité explique-t-il à lui seul cette ignorance de la nation québécoise ou de sa majorité francophone ?
Comment comprendre que l’on pose une quête ethniciste comme postulat historiographique alors que cette dernière n’a pas droit de cité ? Si le rapport tient tant à une vision ethniciste, que fait-il de l’ethnie la plus nombreuse du Québec ?
Le problème aurait-il été politique ? Aurait-on, une fois de plus, craint d’affirmer l’existence de la nation québécoise et de sa francité ? (...)
D’une grande cohérence politique, le rapport demande aux élèves de s’ouvrir aux « autres » « dans la compréhension et le respect des différences » et - pourquoi pas - « construire ses propres savoirs historiques, selon ses besoins ou ceux de son groupe, selon une démarche particulièrement riche, alors, de ressources identitaires librement consenties » !
L’élève doit donc développer « une attitude d’ouverture et de respect à l’égard des valeurs autres que les siennes » ; « s’ouvrir aux autres sociétés et en venir ainsi à respecter les différences » ; se sensibiliser « à la présence d’autres sociétés que la sienne, qu’elles soient actuelles ou non » (sic), « comprendre un peu mieux les revendications autochtones », etc. L’affirmation est tellement plus aisée pour les « autres ».
Et, toujours pas un mot sur la nation québécoise, ses propres « revendications » ou une majorité traitée comme une « fraction marginale » - pour reprendre le mot du rapport sur le sort réservé aux femmes par l’historiographie.
En fait, ce rapport fait fi de l’urgence de reconnaître au Québec une véritable histoire nationale et d’ouvrir les immigrants à celle-ci dans une approche globale d’intégration.
En place et lieu, le rapport propose le cheminement inverse. Serait-ce la politique du gouvernement Bouchard ? (...)
Comment s’étonner lorsque le rapport de M. Lacoursière fait mention de l’« acceptation de l’irrationnel » (!) comme nouvelle valeur ou de « savoirs relatifs »... Comme si les nations avancées n’avaient pas une hiérarchie de valeurs et de référents historiques. À moins que le Québec ne soit plus qu’un simple composite d’« autres » sociétés et d’« autres » peuples.
Ce rapport n’offre pas le projet d’une histoire véritablement nationale aidant à former des citoyens québécois à part entière et à mieux intégrer les immigrants.
Son idéologie étant ce qu’elle est, on aurait pu économiser notre argent en recyclant de vieux textes de Patrimoine Canada.
En exergue, le rapport cite Isaiah Berlin : « les barbares seuls ne sont point curieux de leurs origines, de ce qui les a amenés à être ce qu’ils sont, de ce vers quoi ils se dirigent et de leur désir d’aller ou non dans cette direction, ni du pourquoi de cette adhésion ou de ce refus ».
Lorsqu’en dehors d’une campagne référendaire à tous les 15 ans, une partie de nos élites et nos propres gouvernants refusent de nommer la nation québécoise et son caractère français, on doit s’interroger sur son avenir.
Ce refus de plus en plus marqué d’être et de se nommer face à ceux qui attendent que nous cessions tous de le faire serait-il pour le Québec l’aboutissement de quatre siècles d’existence ? L’histoire seule jugera.»
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