La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur a lancé le défi à eux, mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand philosophe. Toutes les deux semaines, nous publions leur Devoir de philo.
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Le 14 février dernier, le ministre Raymond Bachand déclarait: «Une campagne électorale n'est pas la bonne place pour réfléchir sagement sur les questions philosophiques ou sur les valeurs.» Si cela montre bien à quel point les débats de fond et les vrais enjeux politiques sont généralement exclus d'une campagne électorale, il y a tout lieu de s'interroger sur ce qu'est l'espace public québécois et comment il fonctionne.
Qu'en penserait la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), elle qui considérait que l'espace public est le point central de la sphère politique? La présente campagne électorale saurait-elle répondre aux exigences d'Arendt quant à sa conception de l'espace public et de l'action politique?
Si les propos du ministre Bachand opposent politique et philosophie, ces deux choses coïncideront les 24 et 25 mars prochains. Pendant ces deux derniers jours de la campagne électorale aura lieu la troisième Nuit de la philosophie à l'UQAM. Alors que les chefs des différents partis et les candidats-vedettes se feront voir et entendre sur toutes les tribunes dans le but de persuader l'électorat, plus de 3000 personnes participeront à «la Nuit».
Cet événement d'une durée de 24 heures offre un lieu accessible de réflexions, de débats et d'échanges philosophiques sur des questions sociales, politiques, historiques, culturelles, etc. Lequel de ces deux événements correspond le mieux au modèle de l'espace public défendu par Hannah Arendt: la campagne électorale ou la Nuit de la philosophie?
Espace médiatique ou espace public?
Dans notre société, l'espace public correspond surtout, voire exclusivement, à l'espace médiatique. Les médias (journaux, télévision, radio, Internet) forment maintenant le lieu de la parole et de l'action publiques. Toutes les actions (idées, débats, décisions, manifestations, informations, etc.), qu'elles soient politiques, sociales ou culturelles, ne sont réellement publiques que dans la mesure où elles obtiennent une couverture médiatique.
Pour Arendt, l'espace public est notamment conçu comme un «espace des apparences». C'est-à-dire un lieu où, par l'action et la parole, nous apparaissons devant nos pairs pour montrer qui nous sommes et, par le fait même, tenter de nous illustrer dans l'histoire.
C'est ce qu'Arendt veut dire quand elle soutient que le but de l'action est de faire preuve de grandeur afin de s'immortaliser, d'accéder à la mémoire collective.
À cet égard, l'espace médiatique qui prévaut dans notre société correspond bien à l'espace public arendtien puisqu'il offre une tribune exceptionnelle à qui veut tenter de faire sa marque dans l'histoire. La campagne électorale est d'ailleurs un événement politique qui illustre particulièrement bien cette idée. Pendant un mois, nous pouvons voir défiler dans les médias les chefs ou les candidats des différents partis. Leurs apparitions médiatiques et leurs déclarations publiques n'ont qu'un but: permettre de se démarquer afin de remporter les élections du 26 mars prochain. Et, qui sait, peut-être passeront-ils à l'histoire...
Néanmoins, selon Arendt, l'espace public est avant tout défini comme un lieu où les citoyens peuvent se rassembler pour agir et parler ensemble. L'action politique, c'est une action commune dans l'espace public. La conception d'Arendt de l'espace public est directement inspirée de l'agora des cités de la Grèce antique. Pour elle, les décisions politiques, donc toutes les décisions qui concernent la société, doivent être le fait des citoyens dont elle est formée.
Ainsi, ce qui caractérise spécifiquement l'espace public, c'est la participation des citoyens. Arendt insiste aussi sur le fait que ce qui doit régir les relations entre les individus dans l'espace public, c'est l'égalité. Ce qui signifie que tous ont également la possibilité de participer à l'espace public, d'y agir, de s'y exprimer, de prendre part aux débats et d'avoir une influence sur les décisions.
Toutefois, on le sait, n'entre pas qui veut dans l'espace médiatique. Pour Arendt, le problème d'un tel espace public serait entre autres qu'il fonctionne largement selon un principe d'exclusion. En effet, notre participation à la vie publique dépend directement de la crédibilité et de la place que les médias nous accordent ou non et cette place n'est pas garantie à tous.
La façon dont on parle toujours de certains partis, les qualifiant d'utopistes ou ironisant à leur sujet, le fait qu'on ait refusé à Québec solidaire et au Parti vert la participation au débat des chefs sont de bons exemples de l'exclusion qui prévaut dans la sphère publique. C'est qu'il faut déjà faire partie de l'espace public médiatique pour pouvoir y participer. Il est donc extrêmement difficile pour ceux qui se trouvent en marge des médias de faire entendre leur voix.
En tant que citoyens, nous occupons paradoxalement une place restreinte, voire presque inexistante, dans la campagne électorale. Il y a bien quelques endroits où nous pouvons nous exprimer (lettres d'opinion, tribunes téléphoniques, etc.), mais nous sommes principalement des spectateurs plutôt que des acteurs. Notre participation, si c'en est une, prend surtout la forme d'un pourcentage dans le sondage des intentions de vote.
Et pour Arendt, c'est bien là un problème important puisque, selon elle, sans la possibilité de participer activement à la vie politique, nous ne sommes pas libres. Or même l'acte de voter ne constitue pas pour elle une véritable action politique. Elle se montre très critique du système de représentation politique et du suffrage universel, qu'elle qualifie de «tyrannie de la majorité». C'est que la représentation politique place en quelque sorte les citoyens à l'extérieur de la sphère politique. Après les élections, ceux-ci sont exclus des actions et des décisions qui les concernent. D'ailleurs, pour Arendt, ce qui caractérise la société moderne, c'est justement la disparition d'un véritable espace public pour l'action et la parole communes.
Espace économique ou espace politique?
Le fait que notre espace public soit avant tout conçu sous la forme d'un espace médiatique implique que celui-ci soit régi principalement par des intérêts, des règles et des critères qui ne sont ni publics ni politiques, mais plutôt privés et économiques: le profit, les cotes d'écoute ou la concurrence, pour ne nommer que ceux-là. Ce qui, pendant la campagne électorale, fait la une des journaux ou des bulletins de nouvelles, ce sont beaucoup moins les idées politiques ou le contenu des différents programmes des partis que les déclarations-chocs ou les bévues des candidats, comme lorsque Jean Charest nous dit que le Québec n'est pas indivisible.
Les principales questions qui font l'objet de débats sont elles aussi de nature économique: impôts, déséquilibre fiscal... Même la question de l'éducation est ramenée à des considérations purement économiques; le gel ou le dégel des frais de scolarité en est d'ailleurs un exemple frappant.
Or, pour Arendt, les considérations économiques devraient être totalement séparées des questions politiques. Cette séparation correspond à celle qu'Arendt fait entre les sphères privées et publiques de la vie. Cette distinction public-privé, qui implique la distinction économique-politique, est encore une fois inspirée de la cité grecque.
Si, aujourd'hui, on comprend mal comment on peut séparer complètement les questions économiques des questions politiques, on comprendra que ce qui pose problème pour Arendt, c'est le fait que le domaine public soit soumis aux diktats de l'économie.
Le politique, c'est-à-dire tout ce qui concerne le fait de vivre ensemble, de former une communauté, d'organiser politiquement une société, ne devrait pas répondre premièrement à des exigences économiques mais plutôt à des idées et des valeurs communes.
Politique et philosophie
Si la campagne électorale n'apparaît manifestement pas comme un modèle d'espace public pour Arendt, qu'en est-il de la Nuit de la philosophie? Dans la mesure où cet événement constitue un espace commun de réflexions, d'échanges et de débats philosophiques, il présente les caractéristiques principales de l'espace public arendtien. Il s'agit en effet d'un lieu de rassemblement pour l'action et la parole communes.
Visant d'une part la participation active du public à plus de 130 activités philosophiques différentes (conférences, débats, films, cafés-philo, jeux, expositions, etc.), la Nuit de la philosophie, qui fonctionne par appel de projets, offre d'autre part la possibilité de présenter une activité à tous ceux qui le veulent.
Il n'y a qu'un critère de sélection: l'activité doit être à caractère philosophique. En ce sens, cet événement répond à la condition essentielle de l'espace public chez Arendt, c'est-à-dire la possibilité pour tous d'y participer, donc de pouvoir agir parmi ses pairs.
Pour Arendt, l'espace public est aussi un espace de liberté et de nouveauté. C'est un lieu où, par leurs actions et leurs paroles, les hommes et les femmes peuvent innover, c'est-à-dire qu'ils peuvent mettre de l'avant de nouvelles idées ou de nouvelles façons de faire les choses.
La campagne électorale semble tout à fait contraire à cette exigence de nouveauté et de liberté de l'espace public. Les idées et les propositions défendues par les candidats, en plus de devoir respecter la ligne de parti, doivent à tout prix éviter le risque de perdre une partie de l'électorat.
À l'opposé, la Nuit de la philosophie, tant par sa forme (24 heures d'activités) que par le contenu de sa programmation, mise sur la nouveauté et encourage la créativité et l'audace. S'inspirant des héros de l'Antiquité grecque, Arendt soutient d'ailleurs qu'agir dans l'espace public, c'est avoir le courage d'apparaître devant ses pairs.
Or, les 24 et 25 mars prochains, il y a tout lieu de croire que si Hannah Arendt avait à choisir entre suivre les derniers moments de la campagne électorale ou aller à la Nuit de la philosophie, elle opterait pour la seconde option. L'espace public ouvert par la Nuit de la philosophie s'avère un espace pleinement politique au sens où Arendt l'entend. Ce qui n'est pas le cas de l'espace médiatique dans lequel se déroule la campagne électorale.
Dans notre société, l'espace public tel qu'Arendt le conçoit serait-il alors à chercher dans des initiatives citoyennes se trouvant principalement en marge de l'espace médiatique?
La critique qu'Arendt adresse à l'époque moderne est donc principalement celle de n'avoir pas su conserver un réel espace public et d'avoir, par le fait même, perdu le sens d'une véritable vie politique.
Cette critique, plutôt que de nous laisser uniquement avec un désolant constat, peut nous fournir des éléments intéressants pour repenser l'espace public québécois afin d'en faire un véritable espace politique et non un simple espace économico-médiatique.
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Marianne Di Croce, Étudiante à la maîtrise en philosophie à l'UQAM et professeur au Cégep de Saint-Jérôme
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Le Devoir de philo
Hannah Arendt entre la campagne électorale et la Nuit de la philosophie
Par Marianne Di Croce
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