[NDLR : Vigile publie aujourd’hui le témoignage de Pierre Gouin, gestionnaire de portefeuille et membre du comité de répartition de l’actif à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) de 2005 à 2009. Il était donc au cœur de la tourmente de 2008 et 2009 au cours de laquelle la Caisse a subi les plus importantes pertes de son histoire, largement supérieures à celles des institutions financières comparables à l’échelle globale.
Vigile est entré en communication avec Pierre Gouin au cours de l’été 2015 après avoir découvert les fonctions stratégiques qu’il avait occupées à la Caisse. À l’époque, il était encore fortement ébranlé par l’expérience traumatisante qu’il avait vécue et, tout en nous faisant part dans ses grandes lignes du témoignage qu’il livre aujourd’hui, il n’était pas prêt à ce qu’il soit rendu public. Vigile a respecté sa volonté tout en déplorant intérieurement qu’une information aussi essentielle ne puisse être communiquée dès sa découverte. Mais ce n’allait être que partie remise...]
Un camouflage d’une ampleur jamais vue
En 2008, la Caisse a subi des pertes financières de 40 milliards. Dix ans plus tard on ignore encore ce qui s'est véritablement passé dans ce qui fut le pire désastre financier de notre histoire. Les principaux responsables, Jean Charest, Monique Jérôme-Forget, Henri-Paul Rousseau, sont parvenus à camoufler (cover-up) leur responsabilité jusqu'à maintenant grâce au silence complice de François Legault, alors critique de l’Opposition officielle (PQ) en matière de Finances et maintenant chef de la Coalition Avenir Québec (CAQ) que les sondages placent en avance en vue du scrutin du 1er octobre prochain.
Le rôle et la responsabilité de François Legault
À titre de porte-parole de l'opposition pour les institutions financières en 2008 et au début 2009, François Legault avait le devoir et la responsabilité de faire toute la lumière sur ce qui s'était vraiment passé à la Caisse. D'autant plus que, comme nous allons le démontrer, il détenait des informations sur les manœuvres du gouvernement Libéral qui avaient entraîné des milliards de pertes supplémentaires lors de la crise financière de 2008. D'abord 10 milliards $ de contre-performance de la Caisse dans la crise des titres pourris (sub-primes), et, très grave, le sacrifice de 2 milliards $ pour favoriser l'élection de Charest en 2008. Le silence de Legault à ce sujet fait de lui un complice de ce vaste camouflage qui perdure encore aujourd'hui.
Comment expliquer ce silence face à la fausse explication donnée par Jean Charest, Monique Jérôme-Forget et Henri-Paul Rousseau à l'effet que ces pertes de 40 milliards $ étaient entièrement attribuables à « la tempête parfaite » que fut la crise financière de 2008.
Cette fausse explication aurait pu facilement être contrée par François Legault à partir d'une simple lecture des états financiers de la Caisse pour 2008, publiés en février 2009 : « la Caisse annonce un rendement de - 25 % », et ajoute entre parenthèses que celui du portefeuille de référence a été de -18,5 %. En clair, cet écart de 6,5 % équivalait à une perte supplémentaire d'environ 10 milliards $.
Il était donc facile pour Legault, comptable de profession se targuant par surcroît d'être fort en finances, de démontrer que la « tempête parfaite » qui a affecté également tous les fonds n’était en fait responsable que de 30 des 40 milliards des pertes de la Caisse, et de revenir lors de la commission parlementaire de mai 2009 sur les raisons de cette contre-performance de 10 milliards.
D'autant plus que l’ancien premier ministre et ancien ministre des Finances Jacques Parizeau, une autorité en la matière, avait une explication sur cette perte supplémentaire de 10 milliards : le changement de la loi sur la gouvernance de la Caisse par le gouvernement Charest en 2004 (Loi 78), qui avait transformé selon lui un fonds de pension en fonds spéculatif. De là la violation des normes de placement et la surexposition à des produits de placements dont on avait mal évalué les risques, observées par Pierre Gouin. Pourtant, une règle d’or en matière de placements recommande de s’abstenir d’investir lorsqu’on est incapable d’évaluer correctement les risques.
C’est ainsi que la Caisse s’est retrouvée avec une quantité importante du fameux papier commercial non-bancaire, devenus toxiques lors de la crise, entraînant une grave crise de liquidité et une vente de feu du portefeuille d'actions à l'automne 2008 en pleine capitulation boursière. Les pertes sur papier sont devenues des pertes effectives, un sacrifice de 2 milliards $ :
« À l'automne 2008, la Caisse avait réduit du tiers (de 36,3% à 22,4%) sa pondération en actions. À l'époque, le président par intérim Fernand Perreault avait justifié la braderie en pleine débandade boursière afin « de protéger le capital des déposants... » Ce chamboulement rapide du portefeuille avait coûté 2 milliards en 2008. »
Or, François Legault était parfaitement au fait que ces pertes auraient pu être évitées, comme l'atteste son point de presse à l'Assemblée nationale le 4 novembre 2008 :
« M. LEGAULT: Oui. J'ai parlé avec des gens de la Caisse de dépôt, là, de façon confidentielle puis, en respectant leur anonymat. Ces personnes m'ont dit qu'actuellement, depuis à peu près un an, pour régler les problèmes de papier commercial, on vendait des obligations pour créer les liquidités qu'on a perdues avec le papier commercial, de 13 milliards.
[...]
La caisse peut toujours aller chercher des liquidités en vendant des actions, mais on va tous comprendre qu'avec la valeur actuelle des actions dans les entreprises un peu partout dans le monde ce n'est pas le temps de vendre des actions. Or, il y a des inquiétudes chez les employés de la Caisse de dépôt, qui voient que la caisse est en train de vendre des actions au pire moment pour régler ses problèmes de liquidités. Il y en a qui me disent aussi qu'il y aurait des demandes qui seraient faites au gouvernement pour qu'il y ait un transfert de liquidités qui soit fait. Donc, je pense que la situation est assez grave pour que Mme Jérôme-Forget fasse le point puis nous dise exactement c'est quoi, la situation.
[...]
Or, ce qu'on comprend, c'est qu'à cause du manque de liquidités on est en train de vendre des actions, c'est-à-dire qu'on est en train de changer le mix de la caisse. Ça veut dire que toutes les hypothèses sur lesquelles sont basés les rendements de la caisse viennent de tomber. Je pense que c'est tellement grave, là, qu'on doit avoir le portrait de la Caisse de dépôt, c'est trop important.
[...]
M. LEGAULT: Bien, il y a des actions qui sont prises. Si la Caisse de dépôt actuellement est en train de liquider des actions, ça veut dire qu'il y a des pertes qui vont devenir réalisées, avec notre argent. [...] Je pense que les Québécois ont le droit de savoir ce qui se passe à leur Caisse de dépôt. »
On constate donc que François Legault dispose des informations sur la situation à la Caisse, et l’on sait qu’il a la formation et l’expertise nécessaires pour établir les responsabilités.
Le rôle et la responsabilité de Monique Jérôme Forget, alors ministre des Finances
Suite à ce point de presse et à l’information que la Caisse lui transmettait, la ministre des Finances, responsable de la Caisse, Monique Jérôme-Forget, ne pouvait prétendre qu'elle n’était pas informée de la crise de liquidité en cours et des pertes potentielles d'une vente de feu. On comprend qu'en pleine campagne électorale elle ait préféré camoufler la gravité de la situation au public pour ne pas compromettre les chances de réélection du PLQ et de Jean Charest. Elle a donc ignoré la suggestion de l’Opposition officielle que l'État se porte à la rescousse de la Caisse et lui fournisse les liquidités nécessaires pour éviter des pertes effectives de 2 milliards $.
Le rôle et la responsabilité des dirigeants de la Caisse
La vente de feu du portefeuille d'actions a donc eu lieu, ce qui a permis aux dirigeants de la Caisse de venir rassurer le public à l'effet qu'il n'y avait pas de crise de liquidité lors d'une conférence de presse le 21 novembre, en pleine campagne électorale en vue de l’élection du 8 décembre :
« La Caisse a cherché à se faire rassurante sur l’ampleur des liquidités dont elle dispose, et sur la façon dont elle sera affectée par la crise financière actuelle. Les hauts dirigeants actuels, Pierre Brunet et Fernand Perreault, ont affirmé qu’il n’existait actuellement pas de problème de liquidité, dont le niveau est de 20 milliards de dollars » ont-ils dit.
[...]
Puisque la CDP a largué des titres alors que les marchés financiers étaient en chute libre, les pertes théoriques se sont matérialisées, d'après ces mêmes sources. [...] »
La Caisse ne manquera pas par la suite de camoufler cette opération qui eut pour résultat objectif de favoriser la l'élection des Libéraux en 2008, un camouflage dénoncé par un observateur averti, Pierre Goyette, ancien sous-ministre des Finances, ancien membre du conseil d'administration de la Caisse de dépôt et placement du Québec et ex-président et chef de la direction de la Banque Laurentienne du Canada. Dans une lettre ouverte au devoir, il écrit le 25 février 2010 :
« La véritable catastrophe financière de l'année 2008 a été la perte à la vente de placements en actions de 22,8 milliards par la Caisse de dépôt et placement du Québec. Cela dit, l'omission la plus scandaleuse de la part de la direction de la Caisse a été de s'abstenir de toute explication, de toute analyse de ce fait éminemment important, de cette immense perte réelle irrécupérable de 2008. (...) Le rapport annuel décrit longuement le contexte de marché en 2008 au Québec, au Canada et dans le monde à l'égard de toutes les catégories de placements, mais des renseignements détaillés et de l'analyse des pertes comptables de 13,7 milliards sur actions, il n'y a rien. »
François Legault s’est lâchement défilé
François Legault va annoncer son départ de la vie politique dans des circonstances qui laissent de sérieux doutes sur sa capacité à défendre le bien public. Dans sa lettre de démission, il va insister pour demeurer sur la commission parlementaire spéciale censée faire la lumière sur les pertes historiques de la Caisse :
« Mais au cours des dernières semaines, j’ai bien vu que ma motivation déclinait et que je ne serais pas en mesure de continuer. J’ai cependant souhaité participer à la commission parlementaire spéciale sur la Caisse de dépôt et terminer la session parlementaire. »
Cette lettre était accessible sur le site d’Agnès Maltais, mais le lien n'existe plus. Il faudrait retracer cette lettre dans les archives du PQ.
Lors de cette commission parlementaire, il va se montrer peu combatif pour faire la lumière sur les pertes historiques de la Caisse et sur le rôle de la ministre responsable lors de la crise de liquidité. François Rebello, un ami de Legault, confiera plus tard à deux militants qui l'interrogeaient sur le manque de combativité de Legault, « qu'il ne voulait pas déranger du monde ». En 2012, François Rebello deviendra le porte-parole de la CAQ en matière de développement économique dans le cabinet fantôme de François Legault. Son mandat couvre la Caisse de dépôt.
François Legault avait l'occasion de revenir sur cette vente de feu qui avait favorisé la réélection des Libéraux lors de la commission parlementaire spéciale sur les pertes de la Caisse en 2008, tenue en mai 2009. Il s’est lâchement défilé et son jeu a servi les intérêts du PLQ. Son silence le rend complice du camouflage du régime Libéral.
Ce silence n’est guère surprenant de la part de celui qui a démissionné pour ne pas poser de questions sur un scandale mettant en cause son ami Charles Sirois, l'ex chasseur de têtes pour Jean Charest devenu par la suite co-fondateur de la CAQ :
« Les recherchistes du PQ découvrent que Charles Sirois, à la tête du holding Télésystème, est un acteur central des FIER au Québec. Le PQ se rend compte que Sirois tire parti des faiblesses du programme, relate Gilles Toupin. Les questions sont rédigées. Il est pour ainsi dire minuit moins cinq, et tout est prêt pour lancer la frappe. Mais François Legault dit non; il refuse de faire le travail. Il s'abstient complètement.
[...]
En plus de vouloir épargner Charles Sirois, avec qui il créera la CAQ deux ans plus tard, M. Legault aurait aussi craint pour sa fortune personnelle après avoir reçu une mise en demeure de proches des Libéraux, avance Gilles Toupin.
L'auteur décrit ensuite un caucus du PQ médusé par un discours de François Legault qui veut diminuer l'intensité des attaques de son parti envers Jean Charest pour s'attaquer « aux vraies affaires ».
François Legault est un membre à part entière de l’establishment fédéraliste qui nous suce le sang aux quatre veines.
Faut-il ensuite se surprendre que François Legault soit allé jusqu’à solliciter Monique Jérôme (la sacoche) Forget pour un appui – qu’elle a d’ailleurs refusé de lui accorder – à son nouveau parti, sachant le rôle qu'elle avait joué dans le camouflage (cover-up) des pertes de la Caisse, particulièrement lors de l'épisode de la « vente de feu » ?
En fait, il faut surtout comprendre que la CAQ et le PLQ, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. François Legault est un membre à part entière de l’establishment fédéraliste qui nous suce le sang aux quatre veines. Il a retourné sa veste lorsqu’il a compris que ses intérêts personnels étaient menacés s’il restait au PQ. Il est aussi inapte que les Libéraux à servir le bien public.
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