Faire campagne ? Mais pourquoi donc ?

une élection ne se gagne pas dans le porte-à-porte seulement, mais dans une atmosphère favorable construite par des médias acteurs

Élection Québec 2012 - ... et les médias


Le vent politique à l’ère des médias acteurs
« Il n’y a que deux plans de campagne : les bons et les mauvais. Les bons échouent presque toujours par des circonstances imprévues qui font souvent réussir les mauvais »
Napoléon


Le Québec se voit plongé dans une campagne électorale en plein été. Le chef des libéraux a décidé en effet qu’il fallait parler politique durant la canicule. Il a décidé que le mois d’août serait un mois de campagne et que la population se présenterait aux urnes en septembre. On peut se demander pourquoi il a agi ainsi. La réponse simple est qu’il estimait ses chances de gagner meilleures pendant l’été, alors que la majorité de la population est détournée de l’actualité. Mais on peut se demander également ce que signifie, pour les candidats, de partir en campagne en août et ce que la démocratie actuelle peut gagner dans ce tour du Québec. Pour le savoir, nous réfléchirons à l’expression « campagne électorale » pour savoir si elle est encore appropriée à notre temps politique. Nous proposerons ensuite de lui ajouter une composante climatique afin de montrer qu’une élection ne se gagne pas dans le porte-à-porte seulement, mais dans une atmosphère favorable construite par des médias acteurs.
La signification traditionnelle de l’expression
La « campagne » correspond à la période politique relativement courte qui précède, lors des élections à date non fixe, la journée du scrutin. On nous enseigne que « faire campagne » consiste à présenter ses idées aux électeurs. Évidemment, cet enseignement manque de précision. Faire campagne, c’est d’abord et avant tout défendre un camp. Une campagne est électorale lorsque les politiciens cherchent à convaincre les électeurs des bienfaits de leurs programmes afin d’être portés au pouvoir. Il faut cependant rappeler que l’expression est d’origine militaire : « faire campagne », c’est chercher à prendre une partie du territoire de l’ennemi. Il s’agit de mener des opérations visant à agrandir l’influence de son camp. La campagne suppose une opération de communication, des attaques et des replis. Quand on est en campagne politique, on bataille pour des comtés et une victoire finale qui n’est jamais assurée. Par extension, la « campagne » renvoie à de grands travaux, souvent collectifs, dont la politique est l’expression la plus achevée.
Le sens rural de l’élection politique
Si on analyse plus à fond l’expression « campagne électorale », nous comprenons aussi que, par le passé, les politiciens étaient obligés de se déplacer pour rencontrer leurs électeurs et qu’ils devaient non seulement sillonner la grande ville, mais aussi se rendre en campagne pour mener leur campagne jusqu’au bout. La campagne était le territoire à conquérir et la période pendant laquelle ils promettaient des routes aux électeurs. On promettait d’aider ceux qui souhaitaient gagner la ville. Un bon politicien savait se faire voir sur le parvis de l’Église ou au marché. Voilà pourquoi il se transportait sur les lieux : il voulait serrer des mains afin de forcer des votes en sa faveur. Les familles votaient ainsi dans la proximité, par tradition. Ce n’était pas toujours très démocratique, mais faire campagne avait un sens fort et ce temps était très attendu. Cette compréhension, qui n’est pas fausse, n’est pas encore assez précise et mérite d’être actualisée.
Ce que dit le petit manuel au sujet de la campagne
Le petit manuel du parfait candidat oublie l’essentiel. Il dit qu’une campagne se prépare par des études sur l’électorat et qu’elle s’organise à partir d’un plan, d’une équipe, d’un budget et de la mise au point d’un message. Les candidats les plus sérieux iront jusqu’à établir une stratégie, étudier le bon comportement et, dans le meilleur des cas, faire un suivi de ce qui a fonctionné. C’est ainsi que des candidats de bonne foi partiront en campagne en oubliant que la politique est atmosphérique et que les électeurs votent selon le sens du vent, c’est-à-dire dans une ambiance préalable. Tout vote dépend d’un contexte qui se fabrique à partir des grands journaux et des reportages radiophoniques et télévisuels. Il convient de penser le temps politique à partir de la production de tendances, et donc pas seulement dans le plan de campagne qui, la plupart du temps, doit être revu et corrigé. C’est l’imprévu et l’accident dans le temps politique qui enrichit la campagne électorale, Napoléon s’en doutait déjà, c’est pourquoi le petit manuel donne des bases politiques, mais pas des victoires.
Le local, la pancarte et l’autobus de campagne sont des productions médiatiques
Aujourd’hui, on peut se demander si « faire campagne » a encore un sens politique réel. Est-il possible de faire changer d’avis des électeurs en les visitant à domicile, en discutant sur le perron, en serrant la main ou en leur promettant un pont ? Celui qui applique les règles du manuel est-il un candidat risible face au pouvoir de l’argent et des médias ? La question est posée. Pourtant, la première tâche du politicien demeure celle d’entrer en contact avec ses électeurs. Le politicien s’efforcera d’être poli et aimable avec les électeurs de son comté afin de créer un effet « papillon », c’est-à-dire que le battement d’aile modifiera lentement, à son avantage, le mouvement imperceptible du monde. Tout candidat, d’ailleurs, devrait savoir que le premier critère favorisant un candidat est sa notoriété publique et que la population, en général, ne connaît pas les programmes, mais reconnaît les noms et les visages.
Absence de couverture, élection sans campagne, vote ethnique, vague médiatique et autres histoires possibles aux limites de la démocratie
Faire campagne en serrant des mains a-t-il encore un sens quand, dans certains comtés, tout est joué d’avance ? Quand les réputations se produisent dans les médias et se récupèrent dans les médias ? Ou quand, dans les démocraties économiques comme la nôtre, les médias décident eux-mêmes que les tiers partis (Parti vert, Option nationale, Québec solidaire, etc.) n’ont pas de chance d’accéder au pouvoir et ne méritent pas, par conséquent, d’être « couverts » de toute une campagne ? Le monde a beaucoup changé, mais la terre est ronde pour tous et les informations circulent plus vite par Internet que par bus. Est-il besoin de dépenser de l’argent pour louer un local, acheter des pancartes, les installer, organiser un calendrier et assurer le transport le plus visible par autobus quand tout est déjà joué ?
Ces questions sont pertinentes lorsque l’on compte s’intéresser à QS ou ON et que ces partis, parmi d’autres, n’existent pas dans la représentation démocratique. Elles sont importantes aussi lorsque l’on se souvient de l’ex-mairesse de Sainte-Foy, Andrée Boucher, élue mairesse de Québec en restant à la maison, sans bouger et sans publicité. On se demandera aussi pourquoi, peu importe le bilan du gouvernement, le taux d’insatisfaction et le niveau de corruption, les électeurs « italiens » de Rivière-des-Prairies élisent de façon stalinienne le représentant des rouges, un libéral ? Ne vaudrait-il pas mieux, dans l’autre cas de figure, obtenir la collaboration subtile et la compassion soudaine des médias modernes ? Que dire, en effet, des candidats inconnus qui se sont présentés sous les couleurs du NPD en mai 2011, qui ne connaissaient pas la politique, n’avaient pas fait de « campagne » à proprement parler et qui, propulsés par la « vague orange », obtenaient un poste de député et un salaire au parlement canadien ? Que dire, sinon que la campagne électorale gagnante peut être celle que l’on ne mène pas, c’est-à-dire celle qui est construite par les médias acteurs ? On peut bien vouloir faire campagne en famille, mais n’est-ce pas ultimement dans les grands médias que tout se joue ?
L’entrée dans la postmodernité : serrer des mains, « clavarder » en direct ou « gazouiller » ?
Certains jeunes penseront que les médias sociaux ont un impact. Évidemment, cela reste à démontrer. On peut croire que Barack Obama a été élu président des États-Unis dans l’ère Facebook, qu’il a su s’adresser aux jeunes, trouver un slogan, défendre le changement, mais la chose demeure à prouver. Il est plutôt évident qu’Obama doit son élection au changement soudain de climat politique aux États-Unis et… à l’argent de son compte en banque ! Et si l’on prolonge la réflexion sur les médias sociaux, on se demandera ce qui a « poussé » après le « printemps arabe » et les mouvements d’occupation. Qui peut prétendre que Facebook et Twitter ont permis des révolutions politiques, alors que la plupart des pays arabes du printemps modèle n’ont pas réussi à se donner des régimes politiques stables et démocratiques ? À bien y penser : Internet augmente la vitesse des communications et permet de rejoindre des électeurs, il favorise aussi des attroupements rapides, des marches et des manifestations, mais il ne renverse pas de gouvernement, pas plus qu’il n’en a fait, jusqu’à présent, élire. On peut monter un clip original, un mimoclip (lipdup) accrocheur, fut-il viral sur le net, il ne donne pas de comté. Il brûlera dans Internet, réchauffera un peu le temps politique, impressionnera et donnera de l’espoir, mais l’effet restera limité et circonstanciel.
Dit autrement, le clip ne se rend pas dans l’urne. Le clavardage et les microblogues rejoignent sans doute les jeunes, ils produisent des coups de gueule, mais la vie politique se joue dans la réalité des rapports médiatiques, c’est-à-dire à partir de la construction des nouvelles produites par les médias modernes que sont les journaux, la radio et la télévision. Les médias sociaux occupent surtout les jeunes qui sont, rappelons-le encore, une clientèle minoritaire de la politique. Soyons réalistes : le « printemps québécois », jusqu’à nouvel ordre, n’a pas renversé le gouvernement et n’a pas fait la preuve qu’il le ferait tomber. On en conclura provisoirement que, au Québec et ailleurs, l’influence des médias sociaux et des journaux alternatifs existe, mais demeure assez faible, même si elle est croissante, tandis que les grands médias nationaux – en convergence – restent assez forts pour produire des sondages, faire lever des vents, accréditer des courants (des tendances) et modifier ainsi plus durablement la météo politique qui décide des gagnants.
Les médias acteurs : la construction de la nouvelle, l’espace médiatique et la création de la vague
Pour comprendre cela, approfondissons un instant la journée de campagne. Comme on sait, la journée de campagne se divise en trois moments : l’annonce du matin, sa reprise le midi et son développement le soir. Le souhait des candidats est toujours le même : que les grands médias se présentent et reprennent en boucle un message clair et efficace, sans trop le déformer. Une seule ligne suffira pour la journée. Cette ligne sera imposée aux lentilles, non sans le souhait que l’image projetée ne soit pas contredite par le discours. Les partis feront tout ce qu’ils peuvent afin que les reportages montrent, selon l’angle de caméra, des salles remplies et qu’ils mettent en scène une population complice. Il faudra sourire, annoncer, promettre, tout en évitant en même temps les gaffes, les mauvaises surprises, les déclarations embarrassantes et les contradictions internes. Il faudra montrer mais aussi masquer.
Lors des points de presse, l’objectif du parti sera de suivre sa route et d’imposer ses thèmes aux autres, c’est-à-dire de donner le ton et de définir l’agenda politique. Il faudra profiter du temps ou parvenir à le modifier à son avantage. Dans ce contexte de météo politique, les médias seront invités à « rapporter » l’essentiel de ce qui est dit durant la journée sous un jour favorable. Les journalistes deviendront sans l’avouer des médias acteurs – ils poseront des questions selon leur vision de la campagne, ils choisiront les nouvelles, les titres et ils chercheront à donner une certaine « image » des candidats et des partis – et serviront au design de la nouvelle et à sa mise en scène. Ils deviendront les caisses de résonance du rythme, du tempo et du temps de la campagne d’un candidat et ils pourront, ou non, masquer tout son travail. Au Québec, la population accepte une démocratie qui permet aux ex-politiciens de se comporter, à la radio et à la télévision convergente, comme des « mémères » dont les propos visent plus à influencer l’opinion qu’à informer les électeurs. Cela amusera les morning men prêts à tout pour obtenir des cotes d’écoute. Aucun média n’est objectif, pas plus les sondages commandés à des firmes privées que les reportages, car les choix effectués et les présentations sont ceux des personnes qui travaillent à l’interprétation de la nouvelle.
Ces « médias » sont des acteurs très importants, car ils choisissent les thèmes du jour, les présentent et assurent par là une première réception des idées politiques. Quand il faudra par exemple aider un politicien en panne dans son comté, si on veut lui fabriquer une assurance, on n’hésitera pas à sortir ses photos les plus belles et sur lesquelles il est le plus souriant, alors que l’on trouvera des photos qui suggèrent une agressivité et une déprime chez ses adversaires. Filtres intéressés, payés par des compagnies privées ayant des intérêts précis, les médias modifient l’image des candidats. D’une certaine manière, ce sont ces médias acteurs que devraient courtiser les candidats, car les élections dépendent plus de l’espace médiatique occupé que des discours prononcés lors des épluchettes de blé d’inde. Si vous avez les médias avec vous, vous n’avez plus d’ennemis pour caricaturer vos propos et, par conséquent, les chances sont grandes que vous ayez en prime les électeurs de votre côté, telle est la première vérité des élections modernes. La « vague orange », qui a hypnotisé la moitié des Québécois, n’aurait jamais pu déferler sans la compassion soudaine des médias et la fabrication délibérée d’une image adoucie du chef malade, peu importe son message. On travaillera à faire lever le vent et l’on pourra aussi, en sens contraire, tenter de le détourner. Il ne sert à rien de pleurer : le vent peut souffler de face ou souffler dans le dos puisque la neutralité n’existe pas. Par le passé, les médias acteurs ont pu détruire en quelques jours seulement tout le travail politique d’André Boisclair à la direction du PQ et faire monter la CAQ de François Legault de six point de pourcentage en une seule semaine… lui qui a trouvé sa vitesse de croisière jusqu’au débat des chefs.
Le débat des chefs et l’utilité des sondages : la politique de l’image
L’un des points forts des campagnes électorales reste le « débat des chefs », une sorte de « face à face » ou certains chefs, triés sur le volet par le consortium média privé, ont la chance d’imprimer ultimement une image dans la tête des téléspectateurs. Le débat sera le lieu par excellence de l’image en fin de course, voilà pourquoi les chefs poliront leur style et se protégeront au lieu de présenter des idées, ce qui apparaît beaucoup trop risqué à quelques jours du vote. Ce débat devra finalement être interprété en fonction des tendances dégagées par les sondages. Le grand gagnant de la rencontre sera choisi par des « experts » fort intéressés, eux-mêmes électeurs, payés par des compagnies privées et trouvant leurs salaires chez ces mêmes médias acteurs. Quant aux sondages concoctés durant la campagne, leurs publications successives viseront, entre autres par la date stratégique de parution, à modifier le climat politique au besoin et à influencer la partie volatile de l’électorat. Ils ne viseront donc pas, contrairement à un mythe répandu par les maisons de sondage elles-mêmes, à donner une photographie de la course. Car si on ne voulait pas influencer l’électorat, on interdirait la publication des sondages au moins deux semaines avant le jour du scrutin. Cela dit, toute « campagne » conduit au jour du vote.
La soirée des élections : on doit toujours remercier les électeurs…
Une campagne électorale se gagne lorsque le vent qui souffle pour vous a progressé et se trouve assez fort pour vous porter et assurer la sortie du vote. Ce vent dépend moins des efforts réels des candidats que du contexte et des circonstances entourant la publicité de la campagne du candidat.
Mais attention : une campagne forte ne se concrétisera pas nécessairement la journée des élections. Souvent, les résultats n’ont aucun rapport avec la campagne menée par le politicien, comme l’ont illustré magnifiquement tous les phénomènes récents de vagues politiques. Les candidats auraient beau avoir serré des mains dans les centres commerciaux et avoir plus de 20 000 amis sur Facebook, si les médias acteurs s’attaquent à leur réputation pendant deux semaines, il sera fort difficile pour eux de se faire élire. Inversement, si les candidats sont inconnus et que les médias décident de les mousser, ils pourront gagner contre des députés sortants, et même battre un chef de parti. La meilleure campagne ne conduira pas nécessairement à l’élection d’un candidat ou d’un parti parce que l’élection n’est pas liée à la campagne. Autrement dit, si le politicien n’est pas élu, on mettra en cause sa campagne et s’il est élu, il préfèrera remercier ses électeurs plutôt que les médias. S’il gagne, il pensera que la victoire lui revient de droit. Il est d’ailleurs plus politiquement correct de remercier sa famille plutôt que de rappeler à quel point, sans La Presse, par exemple, le temps favorable de son élection n’aurait pas été possible.

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Dominic Desroches115 articles

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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