À l’occasion de la rentrée collégiale, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec, Jean-François Roberge, annonce qu’il est « ouvert » à revoir la formation générale — soit la formation commune en français, philosophie, anglais et éducation physique requise pour obtenir un diplôme d’études collégiales — dans le but de la « moderniser ». Le ministre s’engage toutefois à ne pas diminuer, rendre facultative ou éliminer la formation générale. Tout récemment, on apprenait également que la Fédération étudiante collégiale milite pour une formation générale plus « attrayante », notamment par une offre de cours aux thématiques que l’on dit vouloir rendre plus accrocheuses pour les étudiantes et étudiants d’aujourd’hui.
On reconnaît ici des arguments maintes fois répétés par certains acteurs du milieu de l’éducation collégiale. C’est ainsi que, dans un monde dont on dit qu’il serait en constant changement, notamment en raison des transformations liées au développement technologique et économique, il faudrait constamment revoir le contenu de la formation générale afin de l’adapter aux nouvelles réalités. Comment pourrait-on penser, nous dit-on, que des disciplines et des contenus qui étaient pertinents lors de la création des cégeps le sont toujours 50 ans plus tard ? Aujourd’hui, les étudiantes et les étudiants qui arrivent au cégep seraient fondamentalement différents de ceux des générations précédentes ; ils seraient des « digital natives » dont la pensée est structurée par l’utilisation, et ce, dès le plus jeune âge, par les technologies numériques qui rendent possible le multitâche et l’accès en temps réel à une quantité quasi infinie de données. Si l’on veut « accrocher » les étudiantes et les étudiants, il serait donc essentiel de « moderniser » la formation générale pour leur offrir des cours en phase avec leur réalité et leur vécu.
Faux arguments
Or, ces arguments ne tiennent pas la route, comme cela a pourtant été maintes fois démontré. On s’entête pourtant à les répéter. En ce qui concerne notre discipline, il est faux d’affirmer que les cours de philosophie sont demeurés inchangés depuis la dernière révision de la formation générale en 1993. Présenter la philosophie comme une pratique figée est une erreur fréquente qui ignore, ou fait fi d’ignorer, le travail actif effectué en classe afin d’éclairer la pertinence des oeuvres anciennes ou classiques, ou encore pour lier les problèmes humains qu’elles soulèvent à leurs manifestations contemporaines, qu’il s’agisse de la crise écologique ou de la fascination ambiante pour le monde virtuel et l’informatique par exemple.
De plus, dans un monde effectivement marqué par des transformations importantes, il est impératif de prendre un pas de recul pour évaluer de manière critique les transformations qu’on observe et retourner à des questions qui, bien que fort anciennes, sont toujours essentielles. Face aux défis auxquels nous nous heurtons individuellement et collectivement, prendre le temps de réfléchir à ce qu’est une personne, à ses droits et ses devoirs, à ce qui contribue à la vie bonne : voilà autant de sujets toujours d’actualité et pour lesquels la tradition philosophique offre des pistes de réponse qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer. C’est exactement ce que les étudiantes et les étudiants ont l’occasion de faire dans le cours L’être humain.
Plusieurs veulent nous faire croire que les étudiantes et les étudiants actuels pensent de façon radicalement différente comparativement à ceux du passé. Or, aucune étude sérieuse n’appuie cette hypothèse. On dit, par exemple, qu’il faudrait rendre l’enseignement plus « attrayant », notamment en intégrant des éléments de ludification : tablettes, jeux vidéo, etc. Or, les recherches démontrent que l’utilisation immodérée des technologies numériques nuit à la compréhension et à l’apprentissage ; elle est même associée à des troubles psychologiques, notamment la cyberdépendance, voire la dépression. Alors que certains affirment qu’il est urgent — de crainte de manquer la « quatrième révolution industrielle » et d’être dépassé — de mettre la technologie au centre de l’éducation, il est sans doute plus sage d’opter pour la prudence. Les étudiantes et les étudiants ne doivent pas être les cobayes d’une expérience technologique qui risque de leur être néfaste et de nourrir l’édification d’un monde où la réflexion et le jugement sont de plus en plus déclassés par des systèmes réputés penser à notre place.
Pertinent ou non?
Il n’est pas inutile de rappeler une évidence pour quiconque enseigne. Il n’est pas rare qu’une étudiante ou un étudiant ne reconnaisse pas d’emblée la pertinence d’un enseignement, d’une connaissance ou d’une lecture. En fait, c’est chose plutôt habituelle. Cela s’explique aisément : les étudiants et les étudiantes n’ont pas encore les connaissances suffisantes pour cerner correctement ce qui distingue « l’attrayant » de ce qui est véritablement pertinent. Enseigner exige évidemment qu’on travaille à faire reconnaître la pertinence de ce qui est enseigné, mais ce serait une grave erreur d’exclure des disciplines et des contenus parce qu’ils ne sont pas considérés comme « attrayants » immédiatement pour les étudiantes et étudiants…
C’est souvent plusieurs années plus tard que les étudiants, que l’on recroise dans la vie adulte, remercient leurs professeurs de les avoir ouverts à ce qui, au départ, pouvait les rebuter. Ici, le jugement disciplinaire et pédagogique des professeurs demeure le meilleur guide pour penser ce que doit être une bonne formation générale.