Dès 1994, alors que la mondialisation heureuse semblait triompher, le sociologue américain Christopher Lasch avait tout vu des fractures sociales et culturelles que celle-ci allait provoquer. Dix jours avant sa mort, il achevait un testament politique qui dit tout des bouleversements démocratiques actuellement à l’œuvre.
La Révolte des élites a paru il y a près de vingt-cinq ans et semble avoir été écrite avant-hier. Plus qu’aucun essai contemporain, le chef-d’œuvre posthume de Christopher Lasch permet de saisir les ressorts des bouleversements que traversent les démocraties occidentales. À tel point que certaines pages décrivent littéralement l’Amérique divisée de Donald Trump, mais aussi la France à l’heure de Macron et des « gilets jaunes ». Le sociologue avait achevé ce qui restera comme son testament politique le 14 février 1994, dix jours avant de succomber d’une leucémie à 62 ans. La conscience aiguë que son temps était compté lui avait permis d’accéder à une forme de lucidité absolue et d’écrire un texte visionnaire. Car lors de sa parution, La Révolte des élites, sous-titrée Et la trahison de la démocratie, apparut complètement à rebours de son temps.
Les « élites » contre les « masses »
Cinq ans auparavant, la chute du mur de Berlin, suivie de la disparition de l’Union soviétique, semble marquer le triomphe définitif et planétaire de la démocratie libérale. Au moment où Christopher Lasch écrit son manuscrit, Bill Clinton, dont le mandat va coïncider avec la plus longue période d’expansion économique en temps de paix de l’histoire américaine, entre à la Maison-Blanche.
Aux yeux de la plupart des observateurs, le nouveau président, qui ira plus loin que Reagan en matière de dérégulation économique et financière, incarne une gauche réformiste décomplexée et convertie, avec succès, au libre-échange. Christopher Lasch, philosophe d’inspiration marxiste, y voit, lui, toute autre chose : le symptôme d’une sécession.
Déjà à l’époque, il propose de dépasser le clivage droite-gauche pour revenir aux sources de la démocratie américaine qu’il n’hésite pas à placer sous le signe du « populisme » des « élites » qui se prétendent « éclairées » et le début d’une nouvelle lutte des classes menée par ces dernières contre le « peuple » perçu comme « ignorant ». Le titre du livre fait référence à La Révolte des masses d’Ortega y Gasset paru en 1930.
Sur fond de montée des totalitarismes, le philosophe espagnol voyait dans « les masses » le plus grand danger pour la civilisation occidentale. Cinquante ans après, pour Lasch, la principale menace vient désormais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. Le sociologue fait un portrait sans concession des « élites » américaines des années 1990. Ces classes managériales et intellectuelles — « celles qui contrôlent le flux international de l’argent et de l’information » — représentent les 20 % les plus aisés de la population. Contrairement aux notables d’autrefois qui s’enracinaient dans une communauté, leur maître mot est la « mobilité ». Tandis que le peuple continue à s’ancrer dans un territoire et une culture nationale, à se sentir lié par un destin commun, elles vivent dans « le royaume sans frontières de l’économie mondiale où l’argent a perdu tous ses liens avec la nationalité ».
Un parfum de sécession
La mondialisation des échanges, la mobilité du capital, les nouvelles technologies, la croissance des grandes métropoles les ont conduits à se replier dans l’entre-soi. « Elles envoient leurs enfants dans des écoles privées, s’assurent contre les problèmes de santé en adhérant à des plans financés par les entreprises où elles travaillent et embauchent des vigiles privés, note Lasch.
Ce n’est pas seulement qu’elles ne voient plus l’intérêt de payer pour des services publics qu’elles n’utilisent plus. Une grande partie d’entre elles ont cessé de se penser américaines. »
Bien avant que Christophe Guilluy ne théorise l’opposition entre France périphérique et France des métropoles, Lasch comprend que cette coupure culturelle et sociale s’accompagne d’une coupure géographique : « Les nouvelles élites sont en rébellion contre “l’Amérique du milieu” telle qu’elles se l’imaginent : une nation technologiquement arriérée, politiquement réactionnaire, répressive dans sa morale sexuelle, ennuyeuse et ringarde. » Ce sont, avant la lettre, les « déplorables » d’Hillary Clinton, auxquels la « nouvelle aristocratie des cerveaux » tourne le dos en se regroupant sur les côtes où sont situées les grandes villes des États-Unis.
La démocratie confisquée
Lasch détaille tous les aspects de cette triple fracture, pointant déjà nombre de dérives que d’autres ne constateront que bien plus tard. L’envahissement par le marché de toutes les structures sociales traditionnelles, y compris la famille, conduisant à l’atomisation de la société. La disparition de la conversation dans les villes, conséquence de la ghettoïsation de certains quartiers et du remplacement des lieux de rencontre transcendant les rapports de classe (cafés, petits commerces, etc.) par des centres commerciaux. L’effondrement de l’école publique, qui a troqué la transmission des savoirs fondamentaux contre une vague morale bien-pensante ne préparant absolument pas à surmonter les obstacles de la vie. L’enfermement du monde universitaire dans un « pseudo-radicalisme » ne menaçant aucun intérêt établi ainsi que dans un univers de concept éloigné des réalités matérielles du reste de la société. La promotion par ce même monde universitaire d’une idéologie diversitaire qui, sous couvert de justice, se révèle en réalité fondamentalement inégalitaire et ne fait qu’alimenter la concurrence victimaire.
L’abandon du journalisme d’opinion au profit d’un journalisme dit d’information, censément plus objectif, mais qui, selon Lasch, se fait simplement le relais du point de vue des élites au mépris de la confrontation réelle des idées. Le débat est ainsi confisqué par des « experts » qui s’adressent à eux-mêmes dans une novlangue qui leur est propre. Pour le sociologue, la controverse, de par sa fonction éducative, est intimement liée à la démocratie : elle permet « la diffusion de l’intelligence » et non son « accaparement » par « une classe professionnelle ».
Et le sous-titre de l’essai, La trahison de la démocratie, de prendre progressivement tout son sens. Dans la mesure où les élites, censées représenter les citoyens, se sont affranchies des contraintes de « l’homme ordinaire » comme de leurs devoirs envers la communauté nationale, sommes-nous toujours vraiment en démocratie ? Pour Lasch, l’élite se perçoit comme une aristocratie légitime fondée sur le talent.
Les personnes en haut de l’échelle hiérarchique mériteraient leurs privilèges, car elles sont les plus brillamment diplômées et donc les meilleures dans ce qu’elles entreprennent. Plus tard, Obama comme Macron afficheront avantageusement leur parcours éclatant. Mais, dans la vie, peut-on vraiment dire que l’on doit tout à son seul talent ? Et la méritocratie est-elle vraiment synonyme de démocratie ?
N’a-t-elle pas été dévoyée pour devenir un simple système de reproduction des élites fonctionnant de manière invisible ? s’interroge Lasch. In fine, pour le sociologue, ce système menace la démocratie, car il aboutit à la destruction de la classe moyenne, véritable colonne vertébrale de la société, et à la domination d’une petite minorité qui gouverne dans ses seuls intérêts au nom d’une majorité qu’elle méprise.
Noblesse du populisme
Pour Lasch, c’est l’idéal démocratique américain qu’admirait Tocqueville qui est remis en cause. Non pas celui d’une ascension fulgurante pour quelques autodidactes, mais celui d’une société sans classes. C’est-à-dire une société où les privilèges héréditaires ont été abolis, mais aussi où chaque citoyen est suffisamment bien informé et instruit pour être capable de s’exprimer sur les affaires publiques, où le peuple, débarrassé de toute mentalité servile, est en mesure de s’autogouverner et y est encouragé. Déjà, à l’époque, Lasch propose de dépasser le clivage droite-gauche pour revenir aux sources de la démocratie américaine, qu’il n’hésite pas à placer sous le signe du « populisme ».
Le terme, sous sa plume, n’a pas le sens péjoratif que beaucoup lui prêtent aujourd’hui. Il traduit une volonté de remettre le « sens commun » au cœur de la politique.
Si Lasch avait tout vu, y compris le retour des peuples, il ne se doutait probablement pas du visage qu’il prendrait. Comment imaginer, en effet, que la révolte des peuples contre la révolte des élites serait incarnée, entre autres, par un milliardaire new-yorkais dont les Clinton ne manquaient jadis aucune des fêtes ? Reste à connaître les conséquences de cette recomposition paradoxale. Conduira-t-elle au sursaut civique espéré par Lasch ou précipitera-t-elle, au contraire, la partition qu’il redoutait ?
Source : Figaro Magazine, août 2019