Le partenariat signé la semaine dernière entre les principaux organismes représentant les Franco-Ontariens, les Anglo-Québécois et les Acadiens sème la bisbille à travers le Canada. Plusieurs francophones hors Québec critiquent une alliance jugée contre nature, alors que les principaux protagonistes estiment ne pas avoir le choix de s’unir pour contrer les menaces qui planent sur leurs communautés.
« L’entente tend à accréditer cette idée tordue voulant que la communauté anglo-québécoise se trouverait dans une situation analogue à celle des véritables minorités acadienne et franco-ontarienne », a par exemple dénoncé mercredi la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB) — dans un communiqué de plus de 3000 mots.
Mais la SSJB est loin d’être la seule à trouver étonnant le pacte signé le 2 juillet (et valide un an) par l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) et le Quebec Community Groups Network (QCGN). « Ce protocole d’entente survient sans consultation et sème un fort potentiel de division au sein du réseau pancanadien des communautés francophones hors Québec », a affirmé mardi le président de l’Association canadienne-française de l’Alberta, Marc Arnal.
On ne peut quand même pas comparer la situation des anglophones du Québec avec celle des francophones de la Colombie-Britannique
M. Arnal fait valoir que le trio d’organismes affaiblit de facto le poids politique de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), principal interlocuteur national sur ces questions. « Les populations à protéger se retrouvent tout à coup concentrées dans l’est du pays », remarque ainsi M. Arnal.
« On n’a pas du tout les mêmes réalités dans l’Est que dans l’Ouest », disait aussi mercredi soir en entretien le directeur général de la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique, Louis Moubarak. « On ne peut quand même pas comparer la situation des anglophones du Québec avec celle des francophones de la Colombie-Britannique… »
Impossible de savoir ce que pense la FCFA de la situation. « La Fédération a choisi de ne pas commenter cette question », indique-t-on. Un silence qui « surprend et déçoit » les francophones de l’Alberta, mais que comprend Rémi Léger, professeur de science politique à l’Université Simon Fraser et chercheur à la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques.
« C’est une situation très difficile pour la Fédération, dit-il en entretien. Soit elle se désole que deux membres aient signé une entente avec les Anglo-Québécois — alors que la situation du français au Canada n’équivaut pas celle de l’anglais —, et ça alimente les nouvelles, soit elle se tait et ça donne l’impression qu’elle donne son aval . »
Comme Marc Arnal, Rémi Léger juge que le pacte vient à tout le moins « désolidariser la francophonie canadienne et affaiblir la FCFA, qui est le porte-parole des francophones ».
Solidaires
L’entente dévoilée la semaine dernière indique que « les droits linguistiques et des institutions sont menacés en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick » et qu’il convient d’être « solidaires » pour renforcer le rapport de force de ces communautés. Elle vise ainsi « à cimenter le rapprochement et la collaboration entre les trois partenaires ».
« On a vu ce qui se passe en Ontario [avec les coupes du gouvernement Ford dans les services aux francophones], on sait ce qui s’annonce au Québec avec l’abolition des commissions scolaires et on a au Nouveau-Brunswick un parti qui prône l’abolition du bilinguisme et qui détient la balance du pouvoir », déclarait mercredi en entretien Carol Jolin, président de l’AFO. « Ce sont partout des reculs importants », ajoute Geoffrey Chambers, président du QCGN.
Je ne sais pas ce que les gens ont à s’énerver, parce que rien ne nous lie les mains. […] On ne vient pas de signer un pacte avec le diable, mais avec une communauté qui a des aspirations légitimes.
L’entente indique que les signataires élaboreront un « plan d’action visant à faire des langues officielles un enjeu électoral » de la prochaine campagne fédérale, notamment en demandant la modernisation de la Loi sur les langues officielles. Elle stipule aussi que les organismes devront « être d’accord de façon unanime sur les enjeux qui seront soulevés en vue de l’élection fédérale ».
Pas le diable…
Mais selon les signataires, cela laisse néanmoins chaque organisme maître de ses combats. « Ça a pris une ampleur démesurée par rapport à ce que l’entente dit vraiment, soutient Carol Jolin. On a une marge de manoeuvre, rien ne nous oblige à accepter les opinions des autres. Mais on envoie un message politique aux gouvernements. »
« Je m’attendais à une réaction parce que, dès qu’on signe quelque chose avec les anglophones, ça met tout le monde sur le qui-vive », indique Robert Melanson, président de la SANB. « Mais je ne sais pas ce que les gens ont à s’énerver, parce que rien ne nous lie les mains. […] On ne vient pas de signer un pacte avec le diable, mais avec une communauté qui a des aspirations légitimes. » M. Melanson parle d’une « entente de cordialité : on accepte de travailler sur les points qui nous unissent ».
Pour la professeure de science politique à l’Université Queen’s et au Collège militaire royal Stéphanie Chouinard, cette alliance paraît néanmoins « curieuse », voire « incompréhensible ». Cela parce qu’elle « met en lumière la tension du régime linguistique » canadien, dit-elle.
Mme Chouinard le soulignait dans un texte récent : « Malgré la situation privilégiée de la minorité anglo-québécoise, malgré l’asymétrie des rapports de force entre les langues et les cultures anglaises et françaises en Amérique, ces communautés sont juridiquement symétriques. » La loi traite les minorités linguistiques sur le même pied, en somme.
« Ça fait longtemps que, dans le milieu universitaire, on revendique une asymétrie dans l’application du régime linguistique », ajoute-t-elle en relevant que les anglophones du Québec ont trois universités et de solides institutions, alors que les francophones d’ailleurs au pays doivent se « battre devant les tribunaux pour faire valoir » leur droit à l’enseignement dans leur langue.
Or, l’alliance des trois organismes reviendrait à « reconnaître qu’il y a une symétrie entre les intérêts », soutient Rémi Léger.