Des tribunaux administratifs sous influence

Plusieurs cas, dont certains font l'objet de plaintes en justice, illustrent les failles du système

Commission Bastarache

Québec — Des tribunaux québécois importants souffrent d'un manque d'indépendance par rapport au gouvernement, mais, avec son mandat actuel, la commission Bastarache ne pourra se pencher sur le sujet. Le Devoir a été mis au courant de plusieurs cas ces derniers jours.
Le premier, qui semble le plus criant, est celui du Comité de déontologie policière (CDP), dont la situation est dénoncée par un de ses membres actuels dans une requête en Cour supérieure déposée le 29 mars. Ce sont nuls autres que le premier ministre, Jean Charest, (par l'entremise du ministère du Conseil exécutif), le ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, et le CDP qui sont visés par la requête de Michèle Cohen. Elle a été nommée en mai 2005 à ce tribunal quasi judiciaire, mais son mandat (d'au moins cinq ans) ne sera vraisemblablement pas renouvelé début mai. Pour Mme Cohen, les membres du CDP devraient être nommés à vie, «sous bonne conduite», selon le jargon juridique. Non seulement la notion de «renouvellement» constitue une brèche à une des règles d'or de l'indépendance judiciaire, «l'inamovibilité», mais, en plus, aucun processus ne détermine le renouvellement de ces juges administratifs.
«C'est soit le patron [le président du tribunal] qui tranche, ou quelqu'un de bien placé politiquement qui intervient pour assurer le renouvellement», dit une source qui s'est penchée sur le phénomène. Les tribunaux administratifs qui n'ont pas de processus défini de renouvellement sont nombreux. Il y a par exemple la Commission municipale, que RueFrontenac qualifiait la semaine dernière de «nid de juges politiques» et où «neuf des dix juges en fonction sont des personnes liées directement à un parti politique, autant péquiste que libéral». N'ont pas de mode de recrutement ni de processus de renouvellement défini: la Commission de protection du territoire agricole du Québec, la Commission québécoise des libérations conditionnelles, la Commission des transports du Québec, la Régie des alcools, des courses et des jeux, la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec, et la Régie de l'énergie.
Des démarches ont été faites récemment dans les plus hautes instances de la fonction publique québécoise pour réclamer une amélioration de l'indépendance de ces tribunaux. La réponse, selon une source très bien informée, a été la suivante: «Le boss [Jean Charest] n'est pas du tout intéressé à ce que le mode de nomination soit changé.»
La réforme Bellemare
Paradoxe, c'est Marc Bellemare, lorsqu'il était ministre de la Justice, qui avait fait la promotion d'une plus grande indépendance des juges administratifs. Dès la campagne électorale du 17 mars 2003, M. Bellemare a promis de «mettre fin à la pratique des mandats renouvelables pour cinq ans». Il soutenait que «ce changement majeur, attendu depuis 40 ans par le milieu judiciaire, [assurerait] l'impartialité des décisions». Après son départ, un projet de loi piloté par Yvon Marcoux a réalisé une partie de la réforme que M. Bellemare souhaitait: désormais, les juges du Tribunal administratif du Québec (TAQ) seraient nommés «sous bonne conduite», et non plus selon le principe du mandat renouvelable de cinq ans.
Le CDP sous influence
Ce n'est pas le cas du CDP, chargé de traiter des cas extrêmement délicats selon des règles similaires à celles des tribunaux. Dans leur requête (dont Le Soleil a fait état samedi), les avocats de Mme Cohen, Mercier Leduc, dénoncent le fait que le «même ministre soit responsable des affaires policières et du Comité». Bref, le ministère est trop «intime» avec le CDP, ce qui risque d'«alimenter la méfiance des citoyens». Au surplus, Mme Cohen estime que l'on peut «sérieusement craindre» que le comité et ses membres «ne bénéficient pas du niveau de garantie d'indépendance requis» par la Charte des droits et libertés (art. 23). À son sens, il n'existe aucun motif pour que les membres du CDP, qui a une fonction judiciaire évidente, «ne soient pas nommés sous bonne conduite», comme sont les membres du TAQ. Pis encore, le ministre est «personnellement responsable de l'évaluation annuelle du rendement du président» du CDP, ce qui fait de ce président une sorte de bras du ministre. Or, Mme Cohen est entrée en conflit avec celui qui fut président du CDP de 2003 à 2008, Mario Bilodeau. Mme Cohen a même déposé, à la Commission de la fonction publique, une plainte pour harcèlement psychologique (dont l'audience se tiendra le 10 mai). Les avocats de Mme Cohen condamnent, dans leur requête, le «mépris» de M. Bilodeau pour «l'indépendance» des membres du CDP. M. Bilodeau a été maintenu dans sa fonction de juge le 22 octobre 2008, mais celle de président lui a été retirée.
Autres affaires d'indépendance
D'autres requêtes s'apparentant à celle de Mme Cohen et touchant aussi l'indépendance de juges administratifs ont été déposées devant la Cour supérieure. Le 13 avril, c'est l'Association des commissaires de la Commission des relations du travail (ACCRT), qui soutient que «le processus de renouvellement des mandats des commissaires n'offre pas les garanties d'indépendance et d'impartialité au sens de la Charte». Un recours semblable avait été déposé en avril 2009 par les juges de la Commission des lésions professionnelles.
Selon nos informations, une autre requête devrait être déposée sous peu, par le cabinet Fasken Martineau, dénonçant aussi le manque l'indépendance des juges administratifs de la Régie de l'énergie. Des décisions et des comportements du président de la Régie, l'ancien député libéral Jean-Paul Théorêt (qualifié par des sources bien informées d'«extrêmement interventionniste» auprès des régisseurs), pourraient par le fait même être dénoncés.
Élargir le mandat
Le professeur de droit Patrice Garant, qui a travaillé sur des projets de réforme de la justice administrative de 1993 à 2006 (notamment avec Marc Bellemare), croit que le juge à la retraite Michel Bastarache devrait élargir son mandat pour inclure la question des tribunaux administratifs dans leur ensemble. «Ce serait un grand service à nous rendre. Nous, les universitaires, on a beau écrire des rapports, mais une commission comme celle-là aurait beaucoup plus de poids.» Actuellement, le mandat de M. Bastarache porte sur les nominations à la Cour du Québec, au Tribunal administratif et dans les cours municipales.


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