Une marque d'affection trois jours avant le référendum de 1995.
Le rapport de l'ex-juge Grenier déposé cette semaine n'a pu faire la lumière sur le grand rassemblement d'amour du Canada anglais, tenu à Montréal trois jours avant le référendum de 1995. Les coûts de ce «love-in» resteront probablement un mystère, puisque le gouvernement fédéral refuse de collaborer. À Ottawa, dépenser sans compter pour sauver l'unité du pays n'a rien d'anormal et ne mérite aucune excuse, peu importe le parti au pouvoir.
Ottawa -- Les livres et les témoignages qui ont paru depuis 12 ans montrent que le gouvernement fédéral n'a jamais tenté de limiter ses ardeurs financières pour se conformer aux lois québécoises durant le référendum de 1995. Il allait de soi que la machine d'Ottawa allait mettre tout son poids dans la balance, peu importe la manière.
La préparation du référendum dans le camp du NON ne laissait d'ailleurs aucun doute sur la suite des choses. Dès que le gouvernement libéral de Daniel Johnson a été chassé du pouvoir par le PQ de Jacques Parizeau, à l'automne 1994, les forces fédéralistes de Québec et d'Ottawa ont commencé à peaufiner une stratégie commune. Le 14 février 1995, en pleine soirée d'amoureux au chic restaurant Le Metro, dans la capitale fédérale, deux proches de Daniel Johnson (Pierre Anctil et John Parisella) rencontrent Jean Pelletier et Eddie Goldenberg, les deux hommes forts du premier ministre Jean Chrétien.
Dans son livre The Way It Works -- Inside Ottawa, Eddie Goldenberg raconte cette soirée bien arrosée qui marque véritablement le début de la coopération entre les deux capitales. «Jean Pelletier et moi-même avons offert toute notre coopération et notre assistance de quelque manière que ce soit à Daniel Johnson et aux forces du NON dans le référendum à venir. L'opposition à Québec -- les libéraux provinciaux -- n'avait pas accès aux ressources que le gouvernement Parizeau pouvait mobiliser pour promouvoir sa cause. Le gouvernement fédéral, en revanche, avait des capacités de recherche, de communication, d'information et des ressources humaines que nous pouvions mettre au service du NON.»
L'ancien juge Grenier a d'ailleurs noté dans son rapport que deux employés fédéraux ont été payés directement par le bureau de Jean Chrétien pour travailler au service du NON pendant le référendum, alors que deux autres fonctionnaires ont été rémunérés par Option Canada, toujours sans que les sommes ne soient déclarées comme la loi l'exige. Bernard Grenier n'a toutefois pas pu pousser son enquête sur les terres fédérales, de sorte qu'il est difficile de savoir si ces quatre employés sont les seuls dans cette situation.
En entrevue avec Le Devoir, Eddie Goldenberg dit ne rien regretter, même si des lois québécoises ont été violées. «Le camp du OUI a aussi utilisé l'argent fédéral pendant le référendum, dit-il. Pensez-vous que les employés du cabinet de Lucien Bouchard [l'opposition officielle à l'époque] travaillaient sur des dossiers de pêche en Gaspésie pendant le référendum? Voyons donc!»
En octobre 1995, Brian Tobin, ministre du cabinet Chrétien et instigateur du love-in de Montréal, a également le réflexe de sauter dans la mêlée. «J'ai toujours rejeté l'idée que la séparation du Québec était un sujet uniquement québécois», écrit-il dans son livre All in Good Time publié en 2002. «La notion qui veut que les citoyens des autres régions du Canada doivent rester chez eux parce que la séparation du Québec est un débat interne à la province est inacceptable et ce serait une erreur de la part du gouvernement fédéral d'accepter les règles des séparatistes. Je refuse d'accepter qu'un gouvernement souverainiste décide de la question, encadre le débat et dise au reste du pays "ce n'est pas de vos affaires".»
Un love-in organisé en catastrophe
C'est pourquoi le lundi 23 octobre 1995, exactement une semaine avant la date du référendum, Brian Tobin arrive découragé dans son bureau de Pêche et Océan Canada. Tous les sondages mettent le OUI largement en avance. Lucien Bouchard, qui a pris les commandes des troupes souverainistes, semble sur une poussée sans fin. À Ottawa, le cabinet Chrétien panique.
«C'est le temps de faire quelque chose», lâche alors Brian Tobin à l'intention de ses collègues. Mais déjà, il a pris les devants. Les premiers ministres des provinces ont accepté de collaborer à une grande manifestation d'amour qui aurait lieu le vendredi 27 octobre au centre-ville de Montréal. Air Canada et Canadian Airlines ont accepté d'accorder des rabais de 90 % sur les billets à destination de la métropole québécoise. «Vous voulez des avions? Vous allez avoir des avions. On va les mettre où vous voulez, comptez sur moi», a répondu à Brian Tobin le président d'Air Canada de l'époque, Hollis Harris, un Américain de la Géorgie. Via Rail annonce des rabais de 60 %. Les compagnies d'autobus participent aussi à l'offensive. Le cabinet Chrétien donne également son feu vert.
Brian Tobin multiplie les entrevues à la télé pour promouvoir l'événement. «En quatre heures, nous avions vendu 25 000 billets», raconte-t-il dans son livre. Mais comment financer tout ça? L'ancien ministre en fait rapidement mention. «Une partie de l'histoire qui n'a jamais été racontée en détail jusqu'à maintenant concerne le solide appui reçu de la part des entreprises de tout le Canada. Tous les grands hommes d'affaires approchés par les employés de mon bureau ont ouvert leurs carnets de chèques et ont demandé "de combien avez-vous besoin?".»
Le rassemblement a donc eu lieu avec des dizaines de milliers de Canadiens venus de partout. Dans le camp du NON, les seules dépensent officiellement déclarées pour cet événement monstre concernent l'estrade et les haut-parleurs. Pas un mot sur les rabais et les billets des compagnies aériennes, ferroviaires et d'autobus. Et ce n'est pas parce que le Directeur général des élections de l'époque, Pierre F. Côté, n'a pas tenté d'empêcher ces entorses à la loi référendaire. «Je leur ai envoyé des mises en demeure pour leur dire de ne pas faire ça», explique-t-il au Devoir.
Pas d'enquête fédérale
Eddie Goldenberg, qui n'a pas participé à l'organisation de l'événement, juge qu'il ne faut pas en faire tout un plat. «On n'a trouvé personne de coupable à ce que je sache. Et de toute façon, on est coupable de quoi? D'être allé à Montréal pour montrer qu'on veut garder notre pays? Est-ce que chaque personne qui a pris le métro pour aller à la manifestation aurait dû déclarer son billet?», demande-t-il.
Là n'est pas la question, soutient Pierre F. Côté, qui estime que la loi aurait dû être respectée. Le Québec avait mis en place des plafonds de dépenses référendaires de 5,1 millions pour chaque camp. Le rapport du juge Grenier, sans inclure le love-in, démontre que 539 000 $ ont été dépensés illégalement par le camp du NON. «C'est beaucoup, affirme Pierre F. Côté. C'est 10 % du budget permis. Le résultat final a été tellement serré que je pense que cet argent a pu faire la différence. C'est sûr qu'aux yeux des milliards d'Ottawa, ce n'est rien, mais dans le contexte de 1995, c'est énorme.»
Selon lui, une enquête devrait être lancée au niveau fédéral pour véritablement clore le chapitre des dépenses référendaires, ce que le Bloc québécois réclame depuis le début de la semaine. «On parle de démocratie, c'est très grave, dit Pierre F. Côté. Et je pense que c'est la pointe de l'iceberg. À Ottawa, quand vient le temps de parler de séparation, la fin justifie les moyens. Tout est valable, même bafouer les lois du Québec.»
L'ancienne ministre fédérale Sheila Copps a d'ailleurs déjà dit qu'elle n'avait pas à s'excuser d'avoir grassement financé le Conseil de l'unité canadienne (11 millions) pour des dépenses pré-référendaires. Le CUC a ensuite financé Option Canada. «Si on m'accuse d'avoir dépensé de l'argent pour sauver mon pays, je plaide coupable», avait-elle dit en mars 1997. Le seul chiffre disponible du côté du OUI concernant les dépenses pré-référendaires est celui de 4,8 millions, accordés au Conseil de la souveraineté.
Jean Chrétien avait eu une réaction révélatrice de la mentalité du gouvernement fédéral au début du scandale des commandites, en juin 2002. «Quelques millions ont peut-être été volés en cours de route. C'est possible, mais combien de millions de dollars avons-nous économisés au pays parce que nous avons rétabli la stabilité du Canada en tant que pays uni?»
Pierre F. Côté avait tenté à l'époque de faire la lumière sur les dépenses fédérales autour du référendum, mais il s'était poliment fait dire que sa juridiction n'avait aucune emprise de l'autre côté de la rivière des Outaouais. Personne n'avait voulu collaborer.
Selon Eddie Goldenberg, les deux camps sont dans l'illégalité et il faudra un jour arrêter de revenir en arrière. «Du financement abusif, il y en a eu aussi du côté du OUI, avec le Conseil de la souveraineté. On ne parle jamais non plus des bulletins du NON rejetés massivement dans certains endroits», dit-il.
Cette semaine, le gouvernement conservateur a lui aussi estimé qu'il fallait tourner la page après 12 ans. Pourtant, le même gouvernement a mandaté un professeur d'université pour fouiller les contrats de recherche d'opinion publique accordés par le fédéral depuis 1990! Visiblement, le camp fédéraliste n'est pas intéressé à une commission du style Gomery. Le ministre des Transports, Lawrence Cannon, a d'ailleurs soutenu que le gouvernement du Canada, en tant qu'institution, n'avait pas à s'excuser. Il a même qualifié les révélations de Bernard Grenier de «peccadilles». Stephen Harper, de son côté, a soutenu que «tout a été enquêté» [sic].
Dépenser par amour du Québec
Ottawa n'a jamais tenté de limiter ses ardeurs financières pour se conformer aux lois québécoises durant le référendum
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