Alors, quand on est souverainiste en 2018, doit-on se livrer corps et âme à la promotion de l’indépendance sur toutes les tribunes ou plutôt se rabattre, étant donné la faiblesse de l’option dans l’opinion publique, sur la défense des intérêts du Québec ? La saga déclenchée par l’entêtement ou la ténacité, c’est selon, de Martine Ouellet comme chef du Bloc québécois a relancé le débat.
Dans son amer discours de démission, la politicienne a déclaré, en dénonçant les velléitaires de la cause, que le principal obstacle à la réalisation de l’indépendance provenait de l’intérieur du mouvement souverainiste. Si tous les hommes et les femmes politiques qui s’identifient à cette cause mettaient tous leurs oeufs dans le panier de l’option, la victoire, a laissé entendre Ouellet, serait à portée de main. François Gendron, à l’heure de la retraite, a dit la même chose.
On peut en douter et croire, au contraire, que les déchirements souverainistes ne sont pas la cause, mais la conséquence de la faiblesse de l’option dans l’électorat. Pour un souverainiste, cette seconde hypothèse, probablement plus juste que la première, rend la situation nettement plus dramatique.
Lucidité et survivance
C’est la thèse qu’ont développée, dernièrement, deux des plus éminents intellectuels québécois, tous deux brillants philosophes. Dans l’édition de poche de La souveraineté dans l’impasse (PUL, 2018), d’abord publié en 2014, Serge Cantin, qui se dit « profondément souverainiste », en appelle à la lucidité. Le ressort politique du peuple québécois, croit-il, s’est brisé avec la défaite référendaire de 1995, rendant impossible, dans un horizon raisonnable, un référendum gagnant.
« Nous sommes loin, très loin, du temps où le projet de souveraineté du Québec galvanisait les foules et emportait l’adhésion sans réserve de la vaste majorité des intellectuels », écrit Cantin avec dépit, avant d’ajouter, la mort dans l’âme, que « ce temps-là, qu’on se le dise, ne reviendra plus ».
Voilà pourquoi je crains que notre rêve ne soit devenu un obstacle et qu’il ne favorise, sans même que l’on s’en rende compte, le maintien au pouvoir de nos adversaires les plus résolus. Peut-être, dans ces circonstances, nous faut-il apprendre à vivre dans le pays réel et abandonner le pays rêvé, car le risque est grand que la poursuite acharnée de notre rêve ne nous rende tout simplement impotents, c’est-à-dire inaptes à nous déplacer dans l’espace bien réel de notre vie politique, à savoir le Canada.
— Daniel D. Jacques
Le philosophe n’a pas changé d’idée ; c’est la réalité qui ne suit plus. Aussi, il en vient à la conclusion que les souverainistes en sont réduits, pour ne pas tout perdre, pour préserver l’avenir de la nation québécoise, « à la lutte pour la survivance, à cette âpre et sourde résistance que mènent les nôtres depuis deux siècles et demi afin de sauvegarder leur caractère distinct en Amérique », raison pour laquelle Cantin continue, sans illusion, d’appuyer le Parti québécois (PQ).
En 2008, dans La fatigue politique du Québecfrançais (Boréal), un essai aussi lumineux que douloureux, Daniel D. Jacques ne disait pas autre chose. Dans un débat avec Sol Zanetti, chef d’Option nationale, publié dans la revue Argument il y a quelques mois (automne-hiver 2017-2018), le philosophe résume sa pensée.
Comme Cantin, Jacques demeure convaincu que la souveraineté aurait été et serait la meilleure option. « Je voterais demain, sans hésitation, pour l’indépendance du Québec », écrit-il. Il ne croit plus, cependant, que la réalisation de ce rêve soit possible. Notre désir de liberté, constate-t-il, ne semble plus loger à cette enseigne et s’investit plutôt dans une quête plus individualiste. On ne connaît pas l’avenir, admet Jacques, mais « je ne vois pas parmi mes contemporains les signes d’une résolution qui pourrait les conduire à accomplir le saut dans l’indépendance ».
Ambivalence et conversion
Dans ces conditions, ajoute le philosophe, s’accrocher à l’idéal de l’indépendance ne va pas sans conséquences néfastes, parmi lesquelles se trouvent le mépris de soi, à force d’échecs répétés, et le déni du réel, qui nous condamne à l’impuissance et favorise « le maintien au pouvoir de nos adversaires les plus résolus ». Pendant que les souverainistes perdent en attendant le Grand Soir, ceux pour qui l’identité québécoise est un détail (les caquistes), voire un fardeau (les libéraux), mènent le bal.
En politique, conclut Jacques, l’espoir est nécessaire, mais la lucidité quant aux possibles l’est tout autant. En suggérant que nous devons peut-être « réapprendre à devenir des Canadiens français », le philosophe utilise une formule-choc, trop brutale pour entraîner l’adhésion des souverainistes désemparés.
Toutefois, son idée selon laquelle les défenseurs de l’option, au premier chef le PQ, doivent, pour espérer obtenir quelques gains réels pour l’autonomie du Québec, délaisser leur idéal au profit d’un programme axé sur « la préservation et l’épanouissement de l’identité québécoise », notamment culturelle et économique, mérite une vraie réflexion. On sent le PQ de Lisée tenté par cette périlleuse conversion, mais sa mise en veilleuse de l’option, plutôt que son abandon, dirait Jacques, le maintient dans une ambivalence paralysante.