Le souverain

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Soumis à un monarque anglais et anglican, le peuple n’est pas souverain


Des morts, comme le dit une célèbre locution latine, on ne doit rien dire, sinon du bien. De mortuis nihil nisi bonum. De la défunte reine Élisabeth II, tout le monde s’entend d’ailleurs pour dire qu’elle a, sa vie durant, admirablement rempli son rôle de souveraine. Son décès peut être l’occasion cependant de s’interroger sur la monarchie, en général, ainsi que sur son avenir. Ici, au Canada, il offre aussi l’occasion de penser la monarchie canadienne.


Si nombre de Canadiens ignorent en effet la nature monarchique du régime politique canadien, et par conséquent l’identité du chef de leur État (j’en veux pour preuve les réponses depuis plus de vingt ans de la très grande majorité de mes étudiants), la personne du souverain britannique est pourtant omniprésente dans le régime politique canadien, et y joue un rôle non négligeable.


Ce n’est pas pour rien que l’on parle au Canada de « terres de la Couronne » ou, dans les tribunaux, de « procureurs de la Couronne », que l’on nomme, au fédéral comme au provincial, des gouverneurs généraux et des lieutenants-gouverneurs, ou encore que les ministres, les fonctionnaires fédéraux, les militaires, les juges, les nouveaux citoyens prêtent un serment d’allégeance à leur souverain. C’est ce même souverain qui convoque, proroge et dissout les différents Parlements, et qui doit accorder sa sanction afin que les projets législatifs votés par ceux-ci aient réellement force de loi.


On s’entend sur le fait que tous ces pouvoirs sont aujourd’hui essentiellement symboliques et que, par conséquent, tout cela peut sembler anodin (même si on peut se demander ce qui arriverait si le souverain ou son représentant, le gouverneur général, refusait, par exemple, d’accorder sa sanction à une loi, le cas n’étant pas constitutionnellement prévu). Il n’en reste pas moins que ce caractère monarchique du Canada soulève la question, qui est absolument fondamentale dans tout régime politique, de la nature du pouvoir. Quelle est la source de la souveraineté ? D’où émane-t-elle ? Autrement dit : qui est souverain ?


Le Canada étant une monarchie constitutionnelle, la réponse à cette question ne fait pas mystère. Il est ainsi stipulé sur le site de Patrimoine Canada que « la Couronne détient le pouvoir de gouverner, mais le confie au gouvernement qui l’assume au nom et pour le bien de la population. La Couronne rappelle au gouvernement en place que la source du pouvoir demeure ailleurs et qu’il n’en a la responsabilité que pour une durée limitée. »


Et plus loin, on peut lire que c’est « la Reine » (et désormais « le Roi ») qui est « l’incarnation vivante de la Couronne ». Il y est donc dit clairement que le pouvoir au Canada n’appartient pas au peuple canadien, mais bien au souverain, qui lui-même ne doit ce pouvoir qu’à Dieu, dont le préambule de la Constitution canadienne de 1982 reconnaît la « suprématie ». Au sens strict, le régime politique canadien n’est, par conséquent, pas une démocratie (étymologiquement, un régime où le pouvoir, donc la souveraineté, appartient au peuple). Démocratie et monarchie s’excluant évidemment l’un l’autre.


Cela a-t-il des conséquences politiques concrètes ? À cette question, j’aurais tendance à répondre « oui », car il serait au plus haut point étrange que le régime politique sous lequel on vit n’en ait pas. Ainsi, le mode de scrutin qui est le nôtre, scrutin uninominal à un tour, qui entraîne une telle distorsion entre le résultat du vote et les suffrages réellement exprimés par les électeurs, serait sans doute moins tolérable, voire apparaîtrait franchement scandaleux, si le peuple était souverain.


De même, on comprend mieux le rejet viscéral de la laïcité par le gouvernement fédéral et une bonne majorité de la population canadienne si l’on sait que Charles III a été proclamé roi dans les termes suivants : « Par la Grâce de Dieu Roi du Royaume-Uni, du Canada et de ses autres royaumes et territoires, Chef du Commonwealth, Défenseur de la Foi. » Enfin, on peut se demander si le Canada d’après 1982 aurait eu la même facilité à pratiquer un multiculturalisme d’État et à favoriser le communautarisme s’il était une démocratie dans laquelle le peuple souverain doit forcément, d’une manière ou d’une autre, présupposer, et si possible, éprouver son unité.


Bref, la question du régime politique ne saurait en aucun cas être anodine. L’un de ses enjeux fondamentaux est, entre autres, de savoir si le peuple (et donc chacun d’entre nous) est souverain ou bien a un souverain. Ajoutons qu’un peuple sujet est assujetti à une constitution, des chartes, etc., qui lui ont été octroyées, mais qu’il n’a ni écrites ni même votées.


Alors qu’un peuple qui est souverain est supposément animé, selon les mots de Périclès, par « la confiance propre à la liberté » qui lui donne le courage de défendre ses convictions et de transformer le régime politique à son image, puisque « la source du pouvoir ne demeure pas ailleurs », mais qu’il la tient entre ses mains.

 





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