Une cérémonie ? Une grand-messe ? Une performance théâtrale ? Les conférences de presse du général Charles de Gaulle, chef de l’État, témoignent d’un rituel bien agencé dont la solennité ne peut se comprendre que par la stature de celui qui les tient. En ce 27 novembre 1967, ils sont plus d’un millier de journalistes français et étrangers réunis à l’Élysée par le président de la République. Sur un ton solennel, parfois lyrique, il dispense sa vision des réformes accomplies en France sous sa direction, des mutations profondes qu’il a mises en œuvre et proclame que la Constitution de la Ve République est appelée à « devenir politiquement notre seconde nature ». Une large place est accordée aux questions internationales dans un monde divisé par la guerre froide et par les crises. La plus périlleuse de ces crises pour la paix mondiale se déroule au Vietnam où, déjà, sont engagés plus de 400 000 soldats américains. De Gaulle évoque son voyage au Québec et explique son « Vive le Québec libre ! » ; il fait connaître son refus de voir le Royaume-Uni rejoindre la Communauté économique européenne (CEE) ; il s’inquiète de la crise du système financier international.
« Nous ne vous laisserons pas détruire »
Il ne peut évidemment, six mois après la guerre israélo-arabe de juin 1967, ignorer le Proche-Orient.
Le 22 mai, l’affaire d’Aqaba, fâcheusement créée par l’Égypte, allait offrir un prétexte à ceux qui rêvaient d’en découdre. (…) Le 2 juin, le gouvernement français avait officiellement déclaré qu’éventuellement il donnerait tort à quiconque entamerait le premier, l’action des armes. Et c’est ce qu’il répétait en toute clarté à tous les États en cause. C’est ce que j’avais moi-même, le 24 mai déclaré à Monsieur Ebban, ministre des affaires étrangères d’Israël que je voyais à Paris. Si Israël est attaqué, lui dis-je alors en substance, nous ne le laisserons pas détruire, mais si vous attaquez, nous condamnerons votre initiative. Certes, malgré l’infériorité numérique de votre population, étant donné que vous êtes beaucoup mieux organisés, beaucoup plus rassemblés, beaucoup mieux armés que les Arabes, je ne doute pas que le cas échéant, vous remporteriez des succès militaires. Mais ensuite, vous vous trouveriez engagés sur le terrain et au point de vue international dans des difficultés grandissantes, d’autant plus que la guerre en Orient ne peut pas manquer d’augmenter dans le monde une tension déplorable et d’avoir des conséquences très malencontreuses pour beaucoup de pays. C’est à vous, devenu des conquérants, qu’on en attribuerait peu à peu les inconvénients. On sait que la voix de la France n’a pas été entendue, Israël ayant attaqué, s’est emparé en six jours de combat des objectifs qu’il voulait atteindre.
Après avoir réitéré sa condamnation de cette attaque, de Gaulle rappelle :
Un règlement doit avoir pour base l’évacuation des territoires qui ont été pris par la force, la fin de toute belligérance, et la reconnaissance de chacun des États en cause par tous les autres. Après quoi, par des décisions des Nations unies avec la présence et la garantie de leur force, il serait probablement possible d’arrêter le tracé précis des frontières, les conditions de la vie et de la sécurité des deux côtés, le sort des réfugiés et des minorités et les modalités de la libre navigation pour tous dans le golfe d’Aqaba et dans le canal de Suez.
Rien de bien nouveau par rapport à ce que le gouvernement français a avancé jusque-là. Et la presse du lendemain ne mentionne le Proche-Orient que comme un point parmi d’autres, réservant ses principaux titres à d’autres sujets. France-Soir affiche sur cinq colonnes : « Le général de Gaulle : l’or devrait remplacer le dollar menacé dans les échanges internationaux » ; Le Figaro : « Le général de Gaulle confirme son opposition à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun » ; L’Aurore : « De Gaulle : Non à l’Angleterre ! » tandis que Combat, violemment anti-gaulliste, insiste : « De Gaulle cherche les crises ». Avec, en sous-titre, « Il a forcé hier tous les traits de sa politique étrangère allant jusqu’à la provocation. »
Outrance et démesure
Pourtant, vingt-quatre heures plus tard explose une polémique, alimentée d’abord par les réactions suscitées à Tel-Aviv par une partie passée inaperçue de son discours. De Gaulle évoquait la création d’Israël et la crainte de certains que
les juifs, jusqu’alors dispersés, et qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, une fois qu’ils seraient rassemblés dans les sites de son ancienne grandeur, n’en viennent à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles : “l’an prochain à Jérusalem”.
Hubert Beuve-Méry, directeur du Monde (daté du 29 novembre, publié le mardi 28 après-midi) évoque des « relents d’antisémitisme » ; Jean Daniel dénonce dans Le Nouvel Observateur « le fantôme de Maurras » qui hanterait de Gaulle ; Jean-Jacques Servan-Schreiber s’interroge dans son éditorial de L’Express : « Jusqu’où poussera-t-il l’outrance et la démesure ? » avant de demander, purement et simplement, sa « déposition »1.
Dans ses Mémoires, écrites deux ans plus tard, de Gaulle regrettera de s’être emporté : « J’aurais dû, même en cet instant, garder la tête froide… Je suis émotif, passionné de nature ! » La formulation est pour le moins maladroite, notamment par sa présentation des juifs comme un ensemble homogène, présentation qui, paradoxalement, rejoint celle du sionisme. Mais l’accusation d’antisémitisme ? C’est David Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël, qui la réfute dans une lettre au général du 6 décembre 1967 :
Je me suis abstenu d’adhérer à la critique injuste formulée par de nombreuses personnes en France, en Israël et dans d’autres pays qui, je pense, n’ont pas examiné vos propos avec tout le sérieux requis. (…) Ayant été premier ministre à l’époque de la IVe République, je sais que les relations amicales avec la France, depuis la renaissance de l’État d’Israël, se sont poursuivies même sous la Ve République, et je n’avais aucun besoin de m’attendre à une amitié plus fidèle et plus sincère que la vôtre.
De Gaulle n’est pas non plus un antisioniste. Il réitère, lors de sa conférence de presse, son admiration pour la création d’Israël :
C’est pourquoi indépendamment des vastes concours en argent, en influence, en propagande que les Israéliens recevaient des milieux juifs, d’Amérique et d’Europe, beaucoup de pays, dont la France, voyaient avec satisfaction l’établissement de leur État sur le territoire que leur avaient reconnu les puissances, tout en désirant qu’ils parviennent en usant d’un peu de modestie à trouver avec ses voisins un modus vivendi pacifique.
Une admiration ancienne dont témoigne l’ambassadeur d’Israël à Paris, Jacob Tsur, qui lui rend visite le 28 avril 1955 : « De Gaulle m’a dit qu’il considérait la création de l’État juif comme une nécessité historique. Le peuple juif a le droit de s’attendre à la réparation de l’injustice dont il a été victime depuis des siècles. » Avant d’exprimer son respect « pour les talents des juifs, leur pensée claire et logique, leur énergie »2.
Des pièces de rechange pour les Mirage
En réalité, cette polémique sur l’antisémitisme supposé de l’homme du 18 juin 1940 sert à relancer l’offensive contre les positions adoptées en juin 1967. Le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’allaient pas de soi. La France avait été, durant les années 1950, la plus fidèle alliée d’Israël, équipant son armée en matériel sophistiqué, notamment en avions Mirage, l’aidant à acquérir la technologie militaire nucléaire. Elle s’était associée à la pitoyable expédition de Suez de 1956 que de Gaulle, à l’époque, avait approuvée. Certes, depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962, la France s’était désengagée, comme l’affirme le général dans sa conférence de presse, de « certains liens spéciaux et très étroits » que la IVe République avait établis avec Israël. Après l’indépendance algérienne de 1962,
Nous avions repris avec les peuples arabes d’Orient, la même politique d’amitié et de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde et dont la raison et le sentiment font qu’elle doit être aujourd’hui une des bases fondamentales de notre action extérieure.
Mais il précisait : « Bien entendu, nous ne laissions pas ignorer aux Arabes que pour nous l’État d’Israël était un fait accompli et que nous n’admettrions pas qu’il fût détruit. » D’ailleurs, malgré l’embargo imposé sur les ventes d’armes dans la région en juin 1967, la France continuera à fournir à Tel-Aviv les pièces de rechange pour ses Mirage3.
Pourtant, la position adoptée par le général prend à rebours les responsables politiques, les médias et l’opinion. Même certains de ses amis gaullistes ne le soutiennent pas. Dès le 16 mai 1967 s’était créé le Comité de solidarité français avec Israël sous la présidence du général Pierre Kœnig avec des députés de tous les bords (à l’exception des communistes), reflétant un large consensus, de Claude-Gérard Marcus (gaulliste) à Michel Poniatowski (républicain indépendant, mouvement de Valéry Giscard d’Estaing) en passant par Maurice Faure (radical) et avec le soutien de Gaston Defferre (Section française de l’Internationale ouvrière — SFIO, socialiste).
La presse se déchaîne, ne cachant pas sa sympathie pour Israël, petit David entouré de redoutables Goliath. Elle met en garde contre un nouveau Munich, contre un nouveau génocide. On peut lire dans Paris-Jour, le 2 juin : « Demain, à nouveau, ce seront les cris des kapos, les aboiements rauques des chiens, les cris de bête des enfants que l’on torture, la rafale qui mettra fin au cauchemar. » « Israël est-il menacé de mort ? s’interroge Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur. Oui, indubitablement. Peut-on l’accepter ? Non à aucun prix. »
Des Arabes « gavés de haschich »
À la peur d’un nouveau génocide s’ajoute un racisme anti-arabe à peine voilé chez certains, cinq ans après l’indépendance algérienne. Serge Groussard, grande plume de L’Aurore écrit le 24 mai : « Deux mille (sic !) ans d’incurie musulmane ont transformé ce paradis d’or et de miel (la Palestine) en steppes érodées ». C’est toujours L’Aurore qui parle des Arabes, « gorgés de haine par la plus fanatique des campagnes psychologiques depuis Goebbels, gavés de haschich ou enténébrés d’opium », qui convoitent « les belles richesses nouvelles du peuple hébreu ». Et Le Figaro affirme que les radios arabes promettent les vergers de Galilée, les orangers de Jaffa et les filles de Tel-Aviv aux masses arabes4.
Dans ce contexte, l’émotion dans l’opinion est réelle et les mobilisations en faveur d’Israël massives. Le 31 mai 1967, 30 000 manifestants se rassemblent devant l’ambassade d’Israël à Paris et plusieurs milliers en province : 6 000 personnes à Marseille, 5 000 à Toulouse ou à Nice, 2 500 à Strasbourg ou Lyon, 2 000 à Nancy, Metz ou Montpellier. La communauté juive, renforcée par l’arrivée de nombreux pieds-noirs juifs d’Algérie, est pleinement mobilisée. Nombre d’artistes et d’intellectuels expriment leur solidarité. Ainsi Serge Gainsbourg, chanteur pourtant bien éloigné de tout engagement, écrira « Le sable d’Israël », chanson dans laquelle il affirme qu’il est prêt à mourir pour ce pays où il n’a jamais mis les pieds.
Les voix dissidentes sont rares. Même un homme comme Jean-Paul Sartre, engagé dans le combat anticolonialiste de manière déterminée en Algérie et ailleurs — il a préfacé Les Damnés de la terre, de Franz Fanon paru aux éditions Maspero5 — signe un appel dans lequel est évoqué « la volonté de paix d’Israël ». Dans une préface au numéro spécial des Temps modernes intitulé « Le conflit israélo-arabe » et qui sort des presses début juin, il écrit :
Nous sommes allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme. Nos amis arabes répondent qu’ils ne sont pas antisémites mais anti-israéliens. Mais, pour nous, peuvent-ils empêcher que ces Israéliens soient aussi des juifs ?
Il gomme ainsi toute la dimension coloniale de l’installation des colons juifs en Palestine, abordée pourtant par Maxime Rodinson dans ce même numéro des Temps modernes sous le titre : « Israël, fait colonial ? »
Occupation, résistance, terrorisme...
Si l’hebdomadaire Témoignage chrétien refuse d’emboucher les trompettes de la guerre, la seule force importante à critiquer la politique israélienne reste le Parti communiste, dénoncé par beaucoup comme « un agent de Moscou ». Sous la plume de son rédacteur en chef René Andrieu on peut lire, le 30 mai 1967 dans L’Humanité : « Le gouvernement d’Israël, derrière lequel se profile l’ombre de l’impérialisme américain, porte la responsabilité du différend qui met les peuples du Moyen-Orient au bord de la guerre. » Il est aussi l’un des premiers à prendre en compte la réalité palestinienne, absente de la plupart des analyses : « Nous ne pouvons approuver la manière dont les dirigeants israéliens ont chassé de leur terre et spolié de leurs biens (en 1948-1949) plus d’un million d’Arabes de Palestine. » Et il ajoute : « C’est dans le refus israélien du retour des réfugiés dans leurs foyers que réside la cause essentielle (du) conflit »6.
Dans un climat hystérique, on ne peut s’étonner que, le matin de l’attaque israélienne du 5 juin, France-Soir, l’un des principaux quotidiens français, titre sur cinq colonnes : « Les Égyptiens attaquent Israël », tandis que Le Populaire, organe de la SFIO, annonce : « Attaqué de toutes parts, Israël résiste victorieusement. » On ne parlait pas encore de fake news…
Contre vents et marées, de Gaulle tiendra bon sur sa position et demandera le retour aux frontières du 4 juin 1967. Très vite, la France prendra également la mesure de l’importance du facteur palestinien dans la crise qui vient d’éclater. Isolé sur la scène politique intérieure, de Gaulle se démarque aussi de la position des alliés occidentaux, notamment des États-Unis. Pourtant, ces positions seront au fil des ans reprises par ses successeurs — y compris par ceux qui, tels Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981) ou François Mitterrand (1981-1995) les avaient fortement critiquées. Positions qui, finalement, seront adoptées par « la communauté internationale » dans les années 1980 : refus de la conquête de territoires par la force ; droit à l’autodétermination des Palestiniens ; nécessité de dialoguer avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Une phrase de sa conférence de presse du 27 novembre 1967 illustre la vision prémonitoire gaullienne :
Maintenant il (Israël) organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme…
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