Dans la tête de Barroso

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« La société se défait sous nos yeux parce que la Nation, cette vieille construction sociale, se défait elle aussi, laissant les citoyens démunis et sans pouvoir pour peser sur la situation, tant économique que politique »

La société française va mal. Le constat est d’une telle évidence qu’il est aujourd’hui largement partagé. Mais, si la société va mal, les causes de cette crise, elles, ne sont pas évidentes. Bien entendu, la crise économique que nous connaissons, et qui est largement le fruit amer de la politique menée tant par le gouvernement Fillon que par les gouvernements socialistes depuis 2012 a ses responsabilités dans cette situation. Mais tout mettre sur le dos de l’économie serait une profonde erreur. Le mal est, en effet, plus profond. La montée de l’anomie dans la société française traduit une dislocation plus fondamentale. La société se défait sous nos yeux parce que la Nation, cette vieille construction sociale, se défait elle aussi, laissant les citoyens démunis et sans pouvoir pour peser sur la situation, tant économique que politique. « Il n’y a d’irrémédiable que la perte de l’Etat » a dit un roi de France[1]. C’est fort juste, mais il y a pourtant pire : la confiscation de la souveraineté nationale. Cette confiscation empêche le peuple, seul détenteur de la souveraineté nationale, de reconstruire l’Etat et de se doter des institutions qui lui conviennent, c’est à dire de l’Etat, pour porter remède à ses maux. Ceci est une cause subtile, mais qui est en fait plus importante que la seule crise économique. Ce sentiment de dépossession et d’impuissance, aggravé à son tour par un pouvoir faible, et parfois disons le indigne, qui théorise son impuissance, contribue à détruire au plus profond ce qui constitue le lien social.


Il est à cet égard intéressant et instructif de lire ce que dit l’un des principaux acteurs de l’Union européenne, José Manuel Barroso quand il présenta le bilan de la construction européenne aux Etats-Unis. La construction européenne constitue effectivement une des cadres, et une des principales contraintes, qui pèsent sur la France. Au-delà, l’idéologie spontanée issue des institutions européennes, ce que l’on appellera l’européisme, est bien l’un des éléments du débat public dans notre pays. Comprendre comment est structuré l’esprit d’un européiste n’est donc pas sans intérêt. Au-delà, ceci éclaire l’idéologie implicite et explicite des européistes dans leur ensemble.


Le discours donc que José Manuel Barroso prononça au début du printemps 2014 en Californie, à l’université de Stanford[2] est, à cet égard, parfaitement exemplaire de l’imaginaire du personnage, et avec ce dernier de nombreux parmi les dirigeants européens. On a eu tendance à railler son manque (évident) de charisme. C’est oublier que le charisme n’est une qualité nécessaire que dans un univers où les décisions sont prises par des dirigeants identifiables et (si possible…) élus. Mais, quand la décision est prise par une bureaucratie anonyme, cette qualité s’avère un défaut. Barroso est donc très représentatif, et en un sens exemplaire, de l’idéologie de l’Union européenne. Au-delà, dans ce discours sont exprimées une série de notion d’une importance toute particulière.


L’imaginaire d’un rentier.


La première idée importante, et qui est exprimée sous l’aspect anodin d’une simple constatation, est celle d’un monde simplifié car complètement dominé par différents marchés. La métaphore qui est utilisée ici n’est pas sans intérêt. C’est celle d’un monde sans aspérité, et de fait sans institutions, ce qu’il appelle une « terre plate »[3]. On est donc dans un univers unidimensionnel. Ce refus de la complexité du monde réel est très significatif de la part d’un homme politique qui est pourtant confronté à cette complexité. On se rend compte qu’il rêve le monde mais qu’il ne l’analyse pas. C’est en fait l’image même qui est utilisée dans les versions les plus caricaturales de la théorie néoclassique en économie.


Il faut ici rappeler que la Théorie de l’équilibre général refuse justement tout ce qui pourrait introduire de la « complexité » dans l’univers qu’elle construit. Cette théorie s’est constituée à la fin du XIXè siècle par un coup de force théorique de la part de Léon Walras. Ce dernier postula que l’on pouvait considérer l’économie comme un ensemble de marchés interdépendants à l’exception de toute autre situation[4]. Ceci lui permettait de ne pas se poser la question des classes sociales ni des institutions. On doit ici rappeler que dans le monde économique qu’il imagine, la propriété n’a plus de sens. Cette théorie de l’équilibre générale est en fait une théorie de la planification centralisée. Cette démarche de Walras qui consiste à mettre en ordre un système de marchés interdépendants aboutit en réalité à sacrifier la théorie du marché lui-même. Si l’on on cherche une définition du “marché” dans les ouvrages modernes inspirés par sa théorie on n’en trouve aucune. Assurément il existe de nombreuses définitions de ce que le marché est censé réaliser. Mais dire ce qu’un système produit ne nous dit pas comment il le fait[5], ni quelle est sa nature[6]. Cette vision fonctionnaliste, qu’importe ce qu’est un marché si l’on peut dire ce qu’il fait, est lourde de conséquences. On ne peut plus penser les crises dans ce cadre. Pourtant, et ceci est encore plus surprenant après les différentes crises que nous avons connues depuis ces vingt dernières années, José Manuel Barroso se cramponne à cette théorie.


Une vision unidimensionnelle du monde et de la société.


Il y a cependant plus grave, et bien plus pervers. Reprenant cette vision, très datée et très fausse, de l’économie, Barroso reprend de fait une vision du monde où les individus, réduits au statut « d’agent », ne sont mus que par une seule fonction, la maximisation de leur profit monétaire. Car, la base même du raisonnement néoclassique repose sur la capacité pour les agents d’attribuer des valeurs monétaires à la totalité de leur environnement. Mais, dans le même temps, la monnaie est considérée comme parfaitement neutre dans l’économie néoclassique et elle est évacuée de la discussion par le biais de la Loi de Walras[7]. Cette théorie de l’économie, portée par une financiarisation sans égale, nie en réalité et la monnaie et la finance[8].  Ceci fut dénoncé à juste titre comme l’une des principales causes de la crise que nous connaissons actuellement[9].


Or, un échange monétaire n’est pas assimilable à du troc pour une raison essentielle: l’existence d’une asymétrie d’information entre le producteur-vendeur et l’acheteur. L’évaluation monétaire de la valeur du bien est réputée limiter le problème d’asymétrie[10]. Dans un travail aujourd’hui relativement ancien mais qui reste sous certains égards inégalé, J.M. Grandmont apporte des arguments qui remettent sérieusement en cause cette perspective[11]. Il montre en particulier que le refus de prendre en compte la possibilité d’états de déséquilibre stable, refus justifié au nom de l’effet de richesse[12], implique soit une forme directe d’état stationnaire soit un ajustement instantané et entièrement prévisible. Ceci conduit à exclure toute situation d’incertitude du domaine de l’économie[13]. Même dans une situation de prix parfaitement flexibles, un équilibre n’est pas obtenu. L’économie peut ainsi connaître des crises, et les « agents » peuvent être mus par d’autres motifs légitimes que la maximisation du profit ; ils cessent donc d’avoir des comportements parfaitement probabilisables comme le suppose une partie de l’économétrie moderne[14]. La thèse d’une réduction du monde à une seule dimension éclate. Il faut pourtant ajouter que la position de Grandmont reste fermement située au sein de la Théorie de l’Equilibre Général, dont il reprend une partie du cadre. Ainsi suppose-t-il toujours l’environnement des agents probabilisable[15]. Mais, l’existence d’une incertitude radicale, que l’on a vérifiée lors de la crise financière de 2007-2008[16], montre bien que – là encore – les limites de ce raisonnement et de cette vision du monde. La neutralité de la monnaie, au sens où ce concept est utilisé par l’école contemporaine des Anticipations Rationnelles ne résiste pas non plus à l’introduction d’hypothèses même moyennement réalistes quant au comportement des agents.


Ce qui a certainement convaincu des économistes mais aussi des responsables politiques comme José Manuel Barroso, à retenir cette approche qui tournait le dos à la réalité fut son caractère totalisant. Pour la première fois on postulait un système à la fois global et cohérent d’explication de l’économie, où cette dernière n’avait d’autre référence qu’elle-même[17]. Tout ce qui constituait des aspérités du monde réel, l’existence d’organisations, de Nations, de classes sociales, disparaissait. Il ne restait plus que l’économie comme ordre suprême, dans un mécanisme ou elle s’auto-définit elle même. Or, c’est très exactement cette vision, il faut bien le dire délirante, que reprend José Manuel Barroso. C’est la vision du rentier, comme l’avait montré, dès le début du XXème siècle, Nicolas Boukharine[18]. On comprend dès lors que, dans ce monde imaginaire, où les individus sont réduits au statut d’automates programmés pour la seule et unique maximisation du profit, il n’y a plus de place pour la politique et pour la démocratie. Ce discours totalisant se dévoile alors comme un discours totalitaire, mais qui se donne les apparences de la scientificité, quand il n’a en réalité que les oripeaux du scientisme.


Les raisons d’une fascination.


Alors que le marxisme, même s’il se présente comme une critique de l’économie politique classique, entretient des liens importants avec la tradition qui émerge au XVIIIème siècle, la démarche de Walras se présente comme une rupture radicale avec cette économie politique. Il y a là une intéressante interrogation. José Manuel Barroso fut, dans sa jeunesse, une militant du groupe d’inspiration Maoïste portugais, le MRPP. On rappellera que ce groupe fut incapable d’anticiper la « Révolution des Œillets », et fut rapidement balayé dans le mouvement social qui déboucha sur la construction de la démocratie au Portugal. Cette rupture radicale est sans doute ce qui attira Barroso, qui pouvait ainsi renier ses engagements de jeunesse mais tout en conservant une vision simpliste et profondément réductionniste. Mais, l’important est ici que ce choix individuel, qui est ce qu’il est et n’est ni plus ni moins critiquable qu’un autre, a conduit Barroso à de hautes responsabilités dans l’Union européenne.


On est alors en droit de se demander quelles sont l’économie et la société dans l’imaginaire de ces dirigeants, s’ils reprennent pour argent comptant ce que nous décrivent les diverses variantes de la Théorie de l’Équilibre Général. En effet, le « réalisme » n’est pas, on l’a vu, le point fort de cette théorie. Non au sens d’un rapport étroit à la réalité, que l’on n’a pas à attendre d’une théorie, mais à travers la construction de concepts et d’idéaux-types dont il est facile de montrer qu’ils n’entretiennent que des rapports des plus ténus avec le monde réel. Les possibilités de généralisation que cette théorie offre sont cependant ce qui a constitué son atout le plus fort. Ils permettent de comprendre comment celle-ci a pu se constituer en “théorie standard” en économie[19]. En un sens, le succès de cette théorie est une victoire de la forme sur le fond, qui fut renforcé par l’élaboration d’une formulation moderne de son axiomatique par Arrow et Debreu[20]. Pourtant, à travers l’exploration des différentes dimensions de cette théorie, le mécanisme de coordination, le rapport au temps, et les hypothèses sur la nature des flux et des acteurs, se dévoile son incapacité à penser réellement la décentralisation des activités, qui est la pierre angulaire de nos sociétés actuelle[21]. De cette décentralisation, du fait qu’un producteur ne connaît pas au moment où il commence à produire son acheteur, découle aussi l’hétérogénéité fondamentale entre les individus. C’est cette situation qui donne à l’instance politique, et à l’Etat en dernière analyse, son rôle fondamental. On comprend mieux par quel mécanisme intellectuel Barroso, et ses collègues, en arrivent à nier cette instance, et avec elle les principes de souveraineté et de démocratie.


Il y a donc ici un paradoxe fondamental de la science économique contemporaine, qu’il est illusoire espérer dépasser à travers une surenchère dans la formalisation mathématique[22]. Ceci renvoie aux legs d’une tradition mécaniste qui a lourdement pesé sur les fondateurs, y compris Adam Smith, de l’économie politique moderne, mais dont les aspects néfastes n’ont véritablement éclaté qu’avec la constitution de la Théorie de l’Equilibre Général en “théorie standard”[23].


De la science au scientisme.


Cette fascination, pourtant, n’a jamais été générale. Mais, ce qui frappe cependant est sa stabilité dans le temps. Et l’on pourrait alors considérer que le ralliement de Juan Manuel Barroso, mais aussi des autres dirigeants de l’UE à ce cadre théorique a correspondu au simple constat de la domination académique de cette théorie. En effet, en dépit de critiques multiples, provenant d’horizons divers, la Théorie de l’Equilibre Général semble toujours émerger des débats comme la position naturelle de la majorité des économistes. Il est vrai que cette théorie aboutit à postuler qu’ils sont les détenteurs de la seule science valable de la société, une position bien pratique pour faire taire les critiques. Challmers Johnson, un grand spécialiste américain de l’économie japonaise, a ajouté perfidement que la proportion des économistes américains couronnés par ce prix était corrélative au déclin de l’économie américaine[24].


Sous cette pointe polémique se cache un problème bien réel. La force de la prégnance de cette théorie tient tout autant de sa capacité socialement normative, qui est liée à sa même prégnance dans les institutions académiques, qu’à sa capacité à répondre formellement ou à intégrer les critiques qui lui sont faites. La théorie de l’Equilibre Général procède donc à partir d’un noyau dur autour duquel elle développe des théories annexes pour répondre aux diverses objections qui lui ont été faites. Mais, confrontée à de nouveaux débats, dont par exemple celui sur l’organisation, la Théorie de l’Equilibre Général a perdu progressivement sa cohérence[25]. L’addition constante de raisonnement ad hoc a abouti à des contradictions internes de plus en plus importantes. Plus fondamentalement, ce sont les doutes quant à son aptitude à rendre compte de la décentralisation des agents et des décisions qui aujourd’hui taraudent les bases de sa domination. Ce processus accélère ses tendances latentes à se transformer en un pur discours normatif, au détriment de ses fonctions descriptives, prédictives ou interrogatives.


On assiste alors à la constitution de la cette théorie économique en une orthodoxie au sens religieux du terme, avec tous les raidissements idéologiques et politiques que cela implique. Ce glissement du champ de la spéculation scientifique à celui du contrôle idéologique, au sens d’une tentative de normer les représentations de la réalité, est certainement l’indice le plus sur que la Théorie de l’Equilibre Général s’est transformée en une simple idéologie et n’a, désormais, plus rien de scientifique. C’est donc en cela que l’on peut aussi parler d’une substitution du scientisme à la science.


Une soumission sans faille à la mondialisation.


Un autre point important réside dans le rapport qu’entretient Barroso avec la mondialisation. Celle-ci est alors présentée comme un « contexte » et non comme un objectif. Il nous faudrait nous « adapter » à ce contexte. Mais d’où vient-il ? Existerait-il donc des « forces » surhumaines qui seraient en mesure de façonner le monde économique en dehors de notre contrôle, tout comme les mouvements géologiques échappent effectivement au contrôle des êtres humains, et ne nous laissant plus qu’une simple tache d’adaptation ? Que signifie donc cette « naturalisation » de l’Histoire ? Ont devine d’emblée ce qui se joue ici. Présenter la mondialisation comme le résultat de forces surhumaines exonère alors les hommes politiques de définir une politique en ce qui la concerne. La stratégie de la « naturalisation » est l’une des plus anciennes, mais aussi des plus éculées, stratégies de domination.


La mondialisation a, en réalité, été porteuse de bien des passions[26], des intérêts aussi, qui sont souvent contradictoires. Elle a été adulée par les uns, tout comme elle fut, et elle reste, vilipendée par les autres. Elle a eu ses thuriféraires comme ses opposants acharnés. Mais aujourd’hui, alors que l’on constate qu’elle recule et qu’une fragmentation du monde ré-émerge, certains continuent d’y voir un progrès. Pourtant si l’on pouvait penser le phénomène hors de toute idéologie, il ne devrait pas y avoir de problèmes à penser ce phénomène de la dé-mondialisation. Le monde a connu bien des épisodes de flux et de reflux dans les liens économiques, et financiers. Rien de plus normal que l’on assiste à un certain retour au cadre national. Il est en effet clair pour qui se donne la peine de regarder tant les données économiques qu’écologiques, que la mondialisation n’est plus « soutenable »[27].


Elle commence à poser des problèmes, qu’ils soient sociaux, écologiques ou mêmes politiques[28], tout à fait dramatiques dans nombre de régions du globe. La mondialisation s’est avérée incapable d’aider les pays en voie de développement[29], en dehors de ceux qui ont maintenu des politiques nationales, et osons le mot « nationalistes », très développées[30]. Bien loin d’avoir promu l’intérêt général ou l’intérêt des plus pauvres[31], elle a été au contraire un moyen pour « tirer l’échelle » sur laquelle voulait monter les pays en développement[32]. Il n’en reste pas moins que la question de la raison de la mondialisation est posée. Car, il faut le dire, la mondialisation a d’abord été un projet.


Elle a été une puissante arme dans les mains des dominants pour tenter de reprendre tout ce qu’ils avaient concédé des années 1950 aux années 1970. Pour atteindre ce but, il fallait cependant la présenter comme un processus naturel, et il fallait mettre en scène les différentes figures de l’impuissance de l’Etat. C’est très précisément ce que fait José Manuel Barroso. Il reprend, point par point, les différents éléments d’un discours convenu dont la conclusion se trouve formulée dès les hypothèses : il faut se « soumettre » à la mondialisation et renoncer à toute volonté transformatrice, autre que celle des thuriféraires de cette mondialisation.


Le passage progressif à la mondialisation a ainsi permis de faire passer, dans les principaux pays européens, les mesures destinées à faire baisser, en termes relatifs ou absolus, les salaires et surtout les salaires d’ouvriers. Ceci a donc été présenté comme le produit d’une évidence, d’une sorte de « loi de la nature ». Il n’y avait pourtant rien de « naturel » à cela. Les transformations du cadre d’insertion international sont bien le produit de politiques, et ces politiques sont en réalité menées par les Etats. Mais, par l’illusion d’une « contrainte extérieure » s’appliquant hors de toute politique, et cela même alors qu’elle en est le produit direct, ce discours a produit un mécanisme progressif d’acceptation des mesures qui étaient ainsi préconisées. On perçoit mieux maintenant ce à quoi tend le discours de personnes comme Barroso. Construisant le mythe d’une mondialisation-contexte, il vise à en faire oublier les objectifs.


Les objectifs de la mondialisation.


La mondialisation a conduit à de profondes régressions sociales dans les pays développés. De ce point de vue, elle apparaît comme une politique qui « appauvrit les pauvres des pays riches et enrichit les riches des pays pauvres »[33]. Cette situation ne peut durer. L’émergence d’un groupe de pays, les BRICS[34], qui contestent une partie des règles de cette mondialisation en témoigne. Nous sommes donc confrontés à un basculement de paradigme, comme en témoigne l’émergence d’institutions financières particulières à ces pays, dont on ne sait certes pas encore ni le temps qu’il prendra, ni les formes qu’il adoptera, mais dont chaque jour nous voyons de nouveaux signes.


C’est pourtant le moment que choisit Barroso pour s’en faire le chantre, et cela n’est nullement un hasard. En réalité, l’Union européenne telle qu’elle existe de manière institutionnelle, a toujours été, même si elle ne le dit pas, le fer de lance de la progression de cette mondialisation. Ici encore, il faut y voir tant le poids d’une idéologie que celui d’intérêts économiques bien structurés. L’Union européenne s’est ainsi jetée tête baissée dans un processus d’ouverture au libre-échange généralisé. On connaît le mot de Jacques Delors : « L’Europe protège mais n’impulse pas. ». Il contient en réalité un double mensonge. L’Europe n’a jamais protégé et elle impulse, en réalité, et souvent dans des conditions d’une totale opacité, ce processus de mondialisation. En fait, dès le début des années 1990, l’Europe s’est progressivement transformée en « meilleure élève » de l’ouverture avec des conséquences importantes sur les salariés. Loin d’être ainsi un contexte, il s’agit bien d’un objectif pour l’UE, et par voie de conséquence pour monsieur Barroso. De ce point de vue, Barroso ment, à dessein, dans son discours. Et ce mensonge est double. On voit bien ce qui relève du tour de passe-passe, quand on fait tout pour que la mondialisation triomphe afin de la présenter comme un « contexte » objectif et, ainsi, la mettre au-dessus et au-delà des débats et controverses. Mais, il y a mensonge dans le mensonge. On affecte de ne pas voir que d’autres politiques sont possibles, alors même que ces politiques se développent de plus en plus au sein des pays que l’on dit « émergents ».


Le refus des politiques nationales.


Ces politiques, qui ne refusent nullement le commerce international, veulent cependant l’organiser sur des bases différentes. Pour ce faire, des pays, de plus en plus nombreux, se dotent d’institutions particulières visant à développer des secteurs de leurs économies qui ne pourraient l’être sous la simple logique de la mondialisation. Ceci se traduit, avec des formes qui sont différentes suivant les pays, mais dans une logique globale qui elle est tout à fait convergente, par le retour des politiques industrielles développementiste[35]. Mais, ces politiques impliquent la constitution d’une stratégie économique à l’échelle de l’Etat[36]. Et c’est justement cela que José Manuel Barroso aimerait éviter. Penser la stratégie industrielle nationale, c’est justement redonner aux individus la possibilité de construire leur destin. C’est redonner sens à ce qui fait société, à travers des formes d’organisation politique. Cela implique alors de peser la souveraineté, et avec elle la démocratie.


L’heure est donc venue, dans la réalité, de revenir à des politiques nationales coordonnées, qui sont seules capables d’assurer à la fois le développement et la justice sociale. Ces politiques, déjà à l’œuvre dans un certain nombre de pays, ne font que mieux ressortir le retard qui a été pris sur le continent européen, et qui est particulièrement tragique. Comme le rappelle Dani Rodrik, le problème n’est plus de s’interroger sur le pourquoi de telles politiques mais au contraire de définir désormais le périmètre et l’intensité, bref se s’interroger sur le comment de telles politiques doivent être appliquées[37]. Mais il faut aujourd’hui constater que, sur la plupart des points l’Union européenne, s’avère être un redoutable obstacle. C’est à l’Union européenne que l’on doit, hélas, la détérioration croissante du système d’infrastructures dans le domaine de l’énergie et du transport qui fit pendant longtemps la force de notre pays. Il est possible de changer ces politiques. Mais il faudrait pour cela se résoudre à renationaliser la politique économique. Et c’est bien ce qui terrifie monsieur Barroso. Aussi n’hésite-t-il pas à réveiller d’anciennes peurs. Et si cette dé-mondialisation annonçait le retour au temps des guerres ? Mais ces peurs ne sont que l’autre face d’un mensonge qui fut propagé par ignorance, pour les uns, et par intérêts, pour les autres. Non, la mondialisation ne fut pas, ne fut jamais, « heureuse ». Le mythe du « doux commerce » venant se substituer aux conflits guerriers est une imposture. Toujours, le navire de guerre a précédé le navire marchand. Les puissances dominantes ont en permanence usé et abusé de leur force pour s’ouvrir des marchés et modifier à leur convenance les termes de l’échange.


Une haine de l’Etat-Nation ?


En même temps qu’il cherche à effrayer son auditoire, ou son lecteur, José Manuel Barroso présente une alternative, et c’est là que se dévoile le fond de sa pensée. L’Europe, définie comme l’Union Européenne, ce qui n’est ni sans conséquences ni sans soulever un certain nombre de questions, est alors présentée comme étant « ni un super-Etat, ni une organisation internationale ». Elle serait, au contraire, un projet « sui-generis », qui résulterait de la libre volonté des Etats de mettre en commun leur souveraineté afin de résoudre des problèmes communs[38].


Décryptons le discours. L’Union européenne n’est pas un « super-état », bien entendu. Ce simple concept doit faire frémir d’horreur tout Bruxelles, et jeter les habitants du Berlaymont dans des transes d’effroi. En fait, se situant dans un « entre-deux », Barroso, et avec lui les différents bureaucrates européens, espèrent bien être quitte de l’interrogation en démocratie, désormais récurrente à propos de l’Union européenne. L’UE n’est pas un « super-état » ? Fort bien, on n’a donc pas à faire la démonstration qu’il existe un « peuple européen », ni à mettre ces institutions sous le contrôle d’une souveraineté populaire. Mais l’UE n’est pas, non plus une « organisation internationale ». ce point est important. Si l’on considère que l’UE est bien une organisation internationale, alors le droit de coordination l’emporte sur le droit de subordination. Les décisions ne peuvent être prises qu’à l’unanimité des Etats participants, et le contrôle de la souveraineté populaire se recompose, certes de manière indirecte, mais tout à fait réelle. En affirmant péremptoirement que l’UE est un projet « sui generis », Barroso et ses confrères s’exonèrent de tout contrôle démocratique et enterrent ainsi le principe de souveraineté nationale, mais sans le remplacer par un autre principe. C’est le fait du Prince dans toute sa nudité, certes caché dans une formule dont Jean de La Fontaine[39] apprécierait l’hommage (involontaire) à sa fable de la Chauve Souris et des Deux Belettes : « Je suis Oiseau : voyez mes ailes;
Vive la gent qui fend les airs !…. Je suis Souris : vivent les Rats;
Jupiter confonde les Chats ». C’est aussi cela que révèle le discours de José Manuel Barroso. Et c’est donc en cela qu’il est important, parce qu’il montre dans sa nudité les principes idéologiques qui cherchent à nous gouverner.


Cette volonté farouche de faire disparaître du champ politique le principe de la souveraineté ne peut se justifier que par une volonté de faire disparaître aussi le principe de démocratie. Mais, ce faisant, on détruit aussi un lien social de la plus grande importance. Pourquoi les individus feraient-ils l’effort de vivre en société si cette dernière était impuissante à traiter leurs maux ? Dès lors, il ne faut plus s’étonner de ce que la société glisse vers l’anomie, et la guerre de « tous contre tous ». C’est en cela qu’il est important de comprendre ce qu’il y a dans la tête de José Manuel Barroso, afin de le combattre et d’empêcher la réalisation de ses funestes objectifs.






[1] Discours de Henri IV au Parlement de Rouen en 1597.




[2] Barroso J-M.,  Speech by President Barroso: “Global Europe, from the Atlantic to the Pacific”, Speech 14/352, discours prononcé à l’université de Stanford, 1er mai 2014.




[3] Barroso J-M.,  op.cit. La citation exacte est : « Some have even called it a flat world – meaning that fluidity has replaced structure, with no state able to dominate or dictate »




[4] L. Walras, Éléménts d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale, Pichon et Durand-Auzias, Paris, 1900.




[5] B. Guerrien, “L’introuvable théorie du marché”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, op.cit., pp. 32-41.




[6] Voir aussi, M. de Vroey, “S’il te plaît, dessine moi…un marché”, in Économie Appliquée, tome XLIII, 1990, n°3, pp. 67-87.




[7] Voir Walras L., Théorie Mathématique de la Richesse sociale, (1863) Otto Zeller, Osnabrück, 1964. Pour une analyse des implications de la Loi de Walras, J.M. Grandmont, Money and Value , Cambridge University Press et Éditions de la MSH, Londres-Paris, 1983, pp. 10-13.




[8] Gali C., and M. Gertler, “Macroeconomic Modelling for Monetary Policy Evaluation”, Journal of Economic Perspectives, Vol. 21, n°4, 2007, pp. 25-45.




[9] Goodhart, C. A. E., The Continuing Muddles of Monetary Theory: A Steadfast Refusal to Face Facts, paper presented at the 12th Conference of the Research Network Macroeconomics and Macroeconomic Policy of the Macroeconomic Policy Institute/Institut für Makroökonomie, Berlin, Octobre 31–Novembre 1, 2008.




[10] A.V. Banerjee et E.S. Maskin, “A walrasian theory of money and barter”, in Quarterly Journal of Economics , vol. CXI, n°4, 1996, novembre, pp. 955-1005. Voir aussi A. Alchian, “Why Money?”, in Journal of Money, Credit and Banking, Vol. IX, n°1, 1977, pp. 133-140.




[11] J.M. Grandmont, Money and Value , Cambridge University Press et Éditions de la MSH, Londres-Paris, 1983.




[12] Sur ce point l’article fondateur est A.C. Pigou, “The Classical Stationary State” in Economic Journal , vol. 53, 1943, pp. 343-351. Une version moderne du raisonnement est présentée dans D. Patinkin, Money, Interests and Prices, Harper & Row, New York, 1965, 2ème édition.




[13] Le défenseur le plus radical de cette position est R. Lucas, “An Equilibrium Model of Business cycle”, in Journal of Political Economy , vol. 83, 1975, pp. 1113-1124.




[14] Haavelmo T., «The probability approach to econometrics » in Econometrica, vol. 12, 1944, supplément




[15] J.M. Grandmont, “Temporary General Equilibrium Theory”, in Econometrica, vol. 45, 1977, pp. 535-572.




[16] Buiter W.H., “Central Banks and Financial Crises” paper presented at the Federal Reserve Bank of Kansas Symposium on Maintaining Stability in a Changing Financial System, Jackson Hole, Wyoming, August 21-23n 2008, document téléchargeable à l’URL: http://www.kc.frb.otg/publicat/sympos/2008/Buiter.09.06.08.pdf




[17] A. Insel, “Une rigueur pour la forme: Pourquoi la théorie néoclassique fascine-t-elle tant les économistes et comment s’en déprendre?”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, éditions la Découverte, Paris, 1994, pp. 77-94. voir aussi G. Berthoud, “L’économie: Un ordre généralisé?”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, op.cit., pp. 42-58.




[18]  Boukharine N., L’économie politique du rentier, édition originale en russe. Traduction française L’économie politique du rentier, critique de l’économie marginaliste, Paris, Études et documentation internationales, 1967.




[19] Favereau O., “Marchés internes, marchés externes”, in Revue Économique, vol. 40, n°2/1989, mars, pp. 273-328.




[20] La présentation canonique étant G. Debreu, Theory of Value: an axiomatic analysis of economic equilibrium, Yale University Press, New Haven, 1959.




[21] Sapir J., Les Trous Noirs de la Science Economique, Paris, Le Seuil, 2000.




[22] Voir M. Morishima, “The Good and Bad Use of Mathematics” in P. Viles & G. Routh, (edits.), Economics in Disarray , Basil Blackwell, Oxford, 1984.




[23] Sur le mécanicisme et le réductionisme en économie voir: N. Georgescu-Roegen, “Mechanistic Dogma in Economics”, in Brittish Review of Economic Issues, n°2, 1978, mai, pp.1-10; du même auteur, Analytical economics, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1966. G. Seba, “The Development of the Concept of mechanism and Model in Physical Science and Economic Thought”, in American Economic Review – Papers and Proceedings , vol.43, 1953, n°2, mai, pp.259-268. G.L.S. Shackle, Epistemics and Economics : a Critique of Economic Doctrines, Cambridge University Press, Cambridge, 1972.




[24] Johnson C., Japan, Who Governs?, Norton, New York, 1995.




[25] Favereau O., “Marchés internes, marchés externes..” op. cit..




[26] Bairoch P., R. Kozul-Wright, « Globalization Myths: Some Historical Reflections on Integration, Industrialization and Growth in the World Economy », Discussion Paper, n° 113, Genève, UNCTAD-OSG, mars 1996




[27] dos Santos Rocha S., L. Togeiro de Almeida, « Does Foreign Direct Investment Work For Sustainable Development? A Case Study of the Brazilian Pulp and Paper Industry », Discussion Paper, n°8, mars 2007, disponible sur la page du Working Group on Development and Environment in the Americas (www.ase.tufts.edu/gdae/WorkingGroup.html ).




[28] A. Langer, « Horizontal Inequalities and Violent Group Mobilization in Côte d’Ivoire », Oxford Development Studies, vol. 33, n° 1, mars 2005, p. 25-44.




[29] C. Oya, « Agricultural Maladjustment in Africa: What Have We Learned After Two Decades of Liberalisation? », Journal of Contemporary African Studies, vol. 25, n° 2, 2007, p. 275-297.




[30] H.-J. Chang, « The Economic Theory of the Developmental State » in M. Woo-Cumings (dir.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999. D. Rodrik, « What Produces Economic Success?  » in R. Ffrench-Davis (dir.), Economic Growth with Equity: Challenges for Latin America, Londres, Palgrave Macmillan, 2007.




[31] T. Mkandawire, « Thinking About Developmental States in Africa », Cambridge Journal of Economics, vol. 25, n° 2, 2001, p. 289-313.




[32]  H.-J. Chang, Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, Londres, Anthem Press, 2002Londres, Anthem Press, 2002.




[33] Sapir J., La démondialisation, Le Seuil, Paris, 2010.




[34] Où Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.




[35] Rodrik, D., « What Produces Economic Success?  » in R. Ffrench-Davis (dir.), Economic Growth with Equity: Challenges for Latin America, Londres, Palgrave Macmillan, 2007.




[36] Chang H-J., « The Economic Theory of the Developmental State » in M. Woo-Cumings (dir.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999




[37] Rodrik D., « Industrial Policy: Don’t Ask Why, Ask How », Middle East Development Journal, 2008, p. 1-29.




[38] Barroso J-M, « It is neither a superstate nor an international organisation. It is a sui generis project composed of sovereign states who willingly decided to pool their sovereignty in order to address better their common problems »




[39] Et avant lui Esope, mais ceci est une autre histoire….



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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

_ Zone Euro : une crise sans fin ?
_ Zone Euro : le bateau coule…
_ Marine le Pen, arbitre de la vie politique française
_ L’Euro, un fantôme dans la campagne présidentielle française
_ Euro : la fin de la récréation
_ Zone Euro : un optimisme en trompe l’œil?
_ La restructuration de la dette grecque et ses conséquences
_ À quel jeu joue l’Allemagne ?
_ La Russie face à la crise de l’euro
_ Le temps n’attend pas





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