Le souvenir qu'on a souvent voulu retenir des événements de Kanesatake-Oka et de Kahnawake, celui d'une confrontation entre des «guerriers» amérindiens érigeant des barricades et les forces de l'ordre chargées de rétablir la paix, s'est cristallisé dans la photographie du face-à-face opposant un jeune soldat de l'armée canadienne et un warrior masqué et armé l'injuriant.
Le 4 septembre 1990, soit deux jours après sa publication à la une, Lysiane Gagnon voyait dans cette image «l'admirable courage de nos jeunes soldats» et «la hargne irraisonnée du warrior armé jusqu'aux dents». C'est que très vite cette photographie a servi le puissant dispositif interprétatif légitimant l'usage de la répression à la faveur de la criminalisation du résistant amérindien, prolongeant ainsi l'essentiel de la vision négative et trop courante de l'autochtone «hors-la-loi», «fraudeur», «contrebandier», etc. Mais comme toute image, la célèbre photographie, censée résumer toute l'histoire, est un découpage de la réalité qui empêche de voir plusieurs choses sur lesquelles les analyses et les interprétations de la Crise d'Oka gardent souvent le silence.
Des affronts moins connus
La mémoire sélective de la crise et la photographie qui la perpétue ne font pas voir notamment que l'affrontement physique entre une communauté en lutte et les forces de l'ordre est une dimension à la fois spectaculaire et superficielle d'une réalité plus profonde, soit un conflit politique qui concerne ici non seulement une décision arrogante et irresponsable de la mairie d'Oka - le projet de construction de condominiums et d'agrandissement du Golf d'Oka sur des territoires revendiqués par les Mohawks -, mais surtout la question, remontant à plus de deux siècles et encore irrésolue à ce jour, de la souveraineté des Amérindiens sur des territoires que le gouvernement fédéral persiste à ne pas leur reconnaître.
L'image du face-à-face contribue également à garder dans l'invisibilité ce que l'armée et la Sûreté du Québec se sont abstenues de faire devant témoins et caméras, soit certains gestes de violence et de provocation, susceptibles de court-circuiter les négociations et d'entraîner et justifier la répression pour mettre fin à la crise: fouilles exagérées, traitements dégradants, arrestations et détentions arbitraires d'Autochtones aux points de passage; entraves mises à la circulation des soins de santé, vivres et autres produits de première nécessité à destination et en provenance de Kahnawake et à Kanesatake; raids violents à Kahnawake où des hommes, des femmes et des enfants ont été agressés et humiliés; brutalité sur des individus parfois grièvement blessés (l'agression de Randy Horne, dit «Spudwrench», étant sans doute la plus violente); évacuation et arrestation des gens solidaires des Mohawks et présents au «Camp de la paix»; éclairage intensif de nuit et tirs réguliers de fusées éclairantes; vols d'hélicoptères armés en basse altitude; arrosage au moyen de jets d'eau à forte pression, etc. Si on a fortement médiatisé le pillage de maisons appartenant à des Blancs - souvent attribué même sans preuve aux Amérindiens-, on n'a pas beaucoup insisté sur ces autres faits qui ne cadrent pas avec l'image de la mission civilisatrice des soldats et des policiers, mais dont témoignent plusieurs documents, comme le Rapport de mission de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), présents sur les lieux en juillet et en août 1990.
L'image hypostasiant la fronde du warrior masque plusieurs autres affronts faits à la communauté mohawk durant cet été:
- par une mairie intransigeante refusant d'abandonner son projet et préférant appeler la Sûreté du Québec et sa brigade anti-émeute pour effectuer un raid policier plutôt que de tenir compte de l'avis de la communauté amérindienne exprimé depuis plus de quinze mois, de l'avis de plusieurs citoyens d'Oka et du ministre québécois délégué aux Affaires indiennes, tous opposés au projet;
- par les gouvernements provincial et fédéral qui ont choisi de rester en retrait, plus favorables à la répression qu'à la véritable négociation, confiant ainsi la gestion du conflit au pouvoir policier et militaire;
- par une fraction de la population blanche - dont certains éléments composaient des groupes de haine organisés comme le Ku Klux Klan, particulièrement actif à Châteauguay lors de la crise - qui a non seulement contribué à la diffusion d'un ressentiment anti-Mohawk, nourri par certains animateurs vindicatifs de la radio, mais aussi provoqué, intimidé et agressé des Amérindiens, d'une manière particulièrement violente le 28 août 1990, quand un convoi de voitures transportant des femmes, des enfants et des personnes âgées hors de la réserve de Kahnawake a été lapidé, causant la mort d'un sexagénaire ayant reçu une pierre au thorax;
- enfin, par les forces de l'ordre elles-mêmes qui se sont notamment abstenues de protéger des Amérindiens en danger, intimidés et agressés par des manifestants racistes aux points de passage, parce que, comme le disait un lieutenant-colonel de l'armée canadienne le 22 août, «la foule est composée de gens qui appartiennent à ma race, à mon peuple, we are their army» - certains policiers seraient aller jusqu'à conseiller les manifestants anti-Mohawks sur «l'attitude à prendre afin de se trouver en situation de légitime défense juridiquement en cas de combat» (voir FIDH, Rapport de mission, 1991).
Ces affronts, très peu médiatisés, expliquent en grande partie la colère des femmes et des hommes présents aux barricades le jour où la photographie a été prise.
La lutte derrière la crise
La célèbre image fait oublier que les résistants mohawks ont généralement réussi à contenir colère et violence en mettant leur soulèvement au service d'une lutte politique menée dans le cadre des négociations avec des autorités autrement indifférentes à leur endroit, n'utilisant presque jamais leurs armes, sinon pour se défendre, comme ce fut le cas le jour du 11 juillet où des échanges de coups de feu inattendus et désorganisés ont mené à la mort d'un policier, regrettée des deux côtés des barricades. La photographie ne montre pas non plus les gestes de solidarité qui ont réuni pendant plusieurs semaines, au Camp de la paix principalement, autochtones de tout le continent nord-américain et non-autochtones - des Québécois, des Canadiens, etc. - favorables à l'autodétermination des Amérindiens et opposés au projet de la mairie, à la présence de l'armée et à la violence contre les Mohawks.
Le conflit qui a donné lieu à la crise d'Oka n'opposait pas, fondamentalement, des peuples ou des communautés mais, d'une part, ceux qui luttent pour l'autodétermination collective et contre la spoliation du bien commun au profit de quelques individus privilégiés et, d'autre part, ceux qui se rangent du côté d'un ordre inégalitaire, de la force instituée et de la légalité confondue avec la légitimité et la justice - ce que souvent ils désignent abusivement du terme de «démocratie». Les premiers sont plus en mesure de reconnaître la dignité et le courage d'une résistance collective contre la dépossession et d'y voir un exemple de lutte dont n'importe quel peuple pourrait s'inspirer si le patriotisme et le nationalisme se concevaient plus comme une voie vers l'émancipation et la non-domination plutôt que comme la voie par laquelle une nation se constitue comme une puissance identique aux puissances dominantes et érige certaines valeurs identitaires comme un rempart contre des «anomalies» menaçantes que sont ceux qui, immigrés ou amérindiens, ne sont pas comme nous. Les événements de l'été 1990 montrent que les politiciens, les lois et la répression ne peuvent pas arrêter les combats justes menés au nom de l'autonomie et de l'autodétermination des collectivités éprises de liberté, d'indépendance et d'égalité. Mais pour le voir, sans doute faut-il briser certaines images et la vision du monde qu'elles soutiennent.
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Martin Jalbert, chercheur postdoctoral
Columbia University
Il y a 20 ans la crise d'Oka
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