Le fleuron de la presse d'affaires américaine, le Wall Street Journal, a publié un pronostic assez négatif sur l'avenir de l'Union européenne sous le titre "L'Europe réfléchit à un nouvel ordre mondial alors que les liens transatlantiques se rompent".
L'auteur de cet article est le principal "expert en affaires européennes" de la rédaction du Wall Street Journal, l'historien et ex-banquier britannique Simon Nixon. Ce dernier voit dans le proche avenir européen la répétition du scénario de 1989 mais cette fois, c'est les Etats-Unis et non pas l'URSS qui joueront le rôle de l'"empire en déclin" ayant perdu en une nuit toute son influence en Europe. Si l'on mène ces réflexions jusqu'à leur conclusion logique, l'expert britannique prédit aux politiciens pro-américains de l'UE le sort des derniers dirigeants socialistes de l'Europe de l'Est dont certains ont été fusillés avec leur famille, de nombreux autres ont été placés en détention et pratiquement tous ont été, dans telle ou telle mesure, interdits de droits pendant la lustration des "éléments pro-soviétiques". Simon Nixon considère aussi que l'on peut remédier à cette situation, mais reconnaît que les diplomates et politiciens européens ne partagent plus un avis tout aussi optimiste sur l'avenir de l'UE et des Etats-Unis.
C'est qu'ils ont très bien retenu et pris à coeur les propos de Donald Trump comme quoi l'Europe était "pire que la Chine" et que l'Union européenne "ne contribuait pas à la promotion des intérêts américains". L'attitude du président, de son administration et de ses partisans au sein de la classe politique américaine à l'égard de la "menace chinoise" est notoire et n'exige pas de description supplémentaire. Pour les Européens, les actions des autorités américaines montrent que Washington ne veut pas voir en eux les alliés avec lesquels il convient de partager les résultats des succès géopolitiques américains. Simon Nixon constate avec tristesse que des contradictions idéologiques pourraient surgir entre les Etats-Unis et l'UE, mais que les parties adverses ont de fait des convictions identiques: tu mourras aujourd'hui et moi demain.
Il faut prendre en compte que dans sa situation actuelle, Donald Trump est tout simplement obligé de mentir et de faire semblant que l'économie américaine va bien et qu'elle ira encore mieux à l'avenir. Toutefois, pendant la campagne présidentielle, il était beaucoup plus sincère et disait ouvertement que l'économie américaine n'était qu'"une grosse bulle". C'est justement l'état de l'économie américaine qui constitue le problème et le mal de tête majeur pour le président des Etats-Unis, et c'est justement les tentatives de remédier à cette situation critique au détriment d'autrui (ce qui correspond entièrement à l'esprit et aux traditions de la politique américaine) qui déterminent toute la stratégie diplomatique de Washington. Il suffit de se rappeler ce que Donald Trump lui-même disait sur les perspectives de l'économie américaine en 2015 dans une interview au magazine The Hill: "De toute façon, nous sommes dans une bulle. […] La raison pour laquelle elle (l'administration Obama — ndlr) maintient les taux à un bas niveau est qu'Obama ne veut pas connaître de récession ou de dépression tant qu'il exerce ses fonctions […] Savez-vous qui sera le plus touché? Ce seront les gens qui agissent en conformité avec le rêve américain et qui font ce qui doit être bon. Ces gens ont vécu une quarantaine d'années en mettant de côté deux cent dollars par semaine sur leurs comptes bancaires. Ils ont travaillé toute leur vie pour épargner et maintenant on les pousse vers un marché boursier surestimé, si bien que leurs économies seront complètement détruites à un certain moment".
Un pronostic assez morose pour le futur président américain, n'est-ce pas? Et à la différence de nombreux économistes (notamment russes), Donald Trump ne croît pas en un schéma du genre "nous ferons tourner la plance à billets et tout ira bien" parce qu'il sait que les choses n'iront pas bien. Si l'on analyse les activités de Washington sous le prisme de cette perception sombre mais réaliste des perspectives économiques, tout le chaos apparent s'érige en un schéma logique: pour sauver les Etats-Unis, il faut que les sociétés chinoises, européennes, japonaises, mexicaines, canadiennes, etc. (ainsi que leurs employés dans le monde entier) gagnent beaucoup moins mais dépensent beaucoup plus à l'achat des articles américains, ce qui permettrait aux sociétés (et à leurs employés) aux Etats-Unis de gagner beaucoup plus. Donald Trump et son équipe seraient sans doute heureux de mener des guerres commerciales avec un seul rival, par exemple la Chine, avant de passer à la lutte contre l'UE. Mais l'unique explication logique de leur comportement à première vue irrationnel réside dans le fait que Donald Trump veut "piller" le monde entier d'un coup, simultanément et tout de suite — sinon, il n'arrivera pas à "équilibrer ses comptes".
On peut facilement tirer plusieurs parallèles historiques avec cette situation. Comme le disent les Américains, "l'histoire ne se répète jamais mais elle rime souvent", et on peut se rappeler les problèmes analogues en matière de redistribution du "gâteau" du commerce international et les crises de protectionnisme qui ont précédé les deux guerres mondiales. On peut aussi se rappeler avec quel plaisir et avec quelle efficacité les Américains ont recouru au mécanisme d' "ouverture" des marchés étrangers pour assurer leur propre développement économique au XIXe siècle. Si Donald Trump le pouvait, il n'hésiterait pas à envoyer vers les côtes chinoises un nouveau commodore Perry mais aujourd'hui, les Etats-Unis ne jouissent plus de la suprématie militaire et technologique qui avait permis à l'époque à Perry d'enrichir tellement l'économie américaine.
Les leaders européens peuvent difficilement être soupçonnés de naïveté. Il ne faut pas non plus les soupçonner d'incapacité à compter l'argent et à évaluer d'une manière raisonnée les perspectives de l'Union européenne dans une situation où les Etats-Unis considèrent l'UE non pas comme un moyen de promouvoir les intérêts diplomatiques américains mais comme une tirelire à casser. Sur cette toile de fond, on peut parler tant qu'on veut des valeurs démocratiques communes et de la fidélité aux idéaux suprêmes du monde occidental, mais en tout état de cause un conflit insoluble d'intérêts réduira en cendres le "cadre idéologique" transatlantique dont la disparition est pleurée par le premier analyste européen du Wall Street Journal.
Pour trouver une issue, les dirigeants européens devront prendre des mesures assez radicales qui présupposent toutes d'importants changements géopolitiques. On pourrait notamment essayer de transformer la crise en un instrument d'unification et de centralisation de l'Europe sous une direction commune comme le propose Emmanuel Macron, qui compare une telle "UE renforcée" à l'empire de Charlemagne. On pourrait par ailleurs tenter de conclure des alliances tactiques avec la Chine et la Russie. Enfin, on pourrait essayer de combiner les mesures susmentionnées. Jusqu'à une époque récente, Emmanuel Macron et Angela Merkel se comportaient de manière à avoir en réserve une variante de plus: attendre que les Etats-Unis reviennent à la raison. Cependant, peu de gens y croient après le sommet désastreux du G7. Les Européens ne pourront pas attendre la fin du cauchemar mais ils pourront en revanche attendre le début de "l'année 1989 américaine". Qui plus est, certains leaders européens font tout pour rapprocher au maximum cette perspective.