Ainsi donc, les chiffres et les modalités de « l’assouplissement quantitatif » – « quantitative easing » ou « QE » – ont-ils désormais été annoncés. Le site Romandie en donne un bon résumé.
On en retiendra :
- que ce sont bien les banques centrales des 19 pays de la zone euro, – et non la BCE seule et en tant que banque -, qui procéderont aux achats.
- et que, de plus, le risque ne sera mutualisé que pour le cinquième du total. Les risques résultant des quatre cinquièmes restants seront non mutualisés, c’est à dire qu’ils incomberont à la banque centrale acheteuse des titres obligataires.
Au début de sa conférence de presse, M. Draghi s’est un peu raidi contre l’insistance des journalistes à le questionner sur ce point, qu’il a tenu à présenter comme non essentiel. Non essentiel, et aussi, – il a beaucoup insisté là-dessus -, non contradictoire avec l’unicité de la politique monétaire de la zone.
En route vers la balkanisation de la zone euro
Remarquons cependant que tout le monde n’est pas du même avis.
M. Orphanides, ancien gouverneur de la banque centrale de Chypre et ancien membre du conseil des gouverneurs de la BCE, vient en effet de déclarer : «It is counterproductive to shift the risks of monetary policy to the national central banks. It does not promote a single monetary policy. This path toward Balkanization of monetary policy would signal that the ECB is preparing for a break-up of the euro.» ( http://www.reuters.com/article/2015/01/22/us-ecb-policy-idUSKBN0KU2ST20150122 ). « Il est contreproductif de transférer les risques de la politique monétaire aux banques centrales nationales. Cela ne promeut pas une politique monétaire unique pour la zone. Cette route vers la balkanisation de la politique monétaire ne suggère qu’une chose, c’est que la BCE se prépare à la dissolution de l’euro.»
Il est d’ailleurs remarquable que cet avis éclairé – et dissonant -provienne précisément d’un Chypriote, on verra plus bas pourquoi.
Le renoncement à la mise en commun du risque serait « non essentiel », selon M. Draghi, parce qu’il est « non essentiel à l’efficacité de la mesure ». Fort bien. Mais c’est peut-être essentiel pour autre chose, et pour un «autre chose» qui lui tient à cœur.
Le principe, qui a prévalu jusqu’à maintenant, est (était ?) que les risques des opérations de politique monétaire soient mutualisés, c’est à dire répartis sur toutes les banques centrales de la zone euro, au prorata de leur participation à l’Eurosystème. Ce QE, M. Draghi y a bien insisté, est une opération de politique monétaire. Donc, la logique aurait voulu que les risques qui lui sont inhérents fussent mutualisés. Il n’en est rien.
Que se passe-t-il quand une banque centrale fait des pertes ?
Examinons la chose d’un peu plus près.
Laissons de côté les premiers 20 %, et regardons les 80 % restants. Chaque banque centrale nationale (BCN) achètera, on peut le présumer, des dettes de son gouvernement à elle. Cette BCN portera l’essentiel du risque afférent à cette détention de titre. Si ces titres se déprécient, la perte de marché en incombera à son bilan à elle, et non à celui de ses consœurs. Et si son État vient à faire défaut, la perte, plus grande, en incombera encore à son seul bilan.
Naturellement, il convient de le rappeler, non seulement une banque centrale peut faire des pertes, mais, à la différence du commun des mortels, elle peut même en faire autant qu’elle veut (dans la monnaie qu’elle émet, pas dans une monnaie étrangère) sans pour autant être mise en faillite.
Pourquoi cela ? Parce que ses reconnaissances de dettes « à vue », – ce qui veut dire sans maturité ou à maturité zéro -, sont déjà de l’argent au sens légal du terme. Si une entité privée ne peut pas payer les 100 000 euros qu’elle doit à une autre, elle est faillie : mais cela ne peut pas arriver à la Banque d’Italie (pour prendre un exemple), car sa reconnaissance de dette est déjà 100 000 euros d’argent liquide, par définition de l’euro comme reconnaissance de dette d’une banque centrale de la zone.
Ainsi les banques centrales ne peuvent pas être mises en défaut quand ce qu’elles doivent est libellé dans la monnaie qu’elles émettent. Mais, comme rien n’est magique dans ce monde, le fait qu’elles subissent des pertes leur cause néanmoins des ennuis.
Voyons d’abord ce qu’il en est dans le cas le plus simple, sans union monétaire. Le cas, par exemple, de la Fed, de la Banque d’Angleterre ou de la Banque Nationale de Suisse.
Il y a deux façons de réagir :
- Ou bien, pour faire disparaître cette perte de son bilan, la banque centrale demande à son gouvernement de la recapitaliser. La perte est alors payée par ce gouvernement sur le budget de l’État, donc in fine par le contribuable ;
- Ou bien elle renonce à faire disparaître cette perte de son bilan. L’argent qui en est la contrepartie ne peut plus être retranché de la base monétaire et, si cet argent circule dans l’économie, il se transforme en inflation. La perte est alors payée par tous ceux qui détiennent de cette monnaie, au prorata de ce qu’ils en détiennent. Donc, in fine, par l’épargnant et le consommateur.
Au total, il y a donc forcément quelqu’un qui se retrouve à payer l’addition. Le contraire aurait d’ailleurs été miraculeux, mais, en finance, les miracles n’existent pas.
Voyons maintenant ce qu’il en est dans le cas, sensiblement plus complexe, d’une union monétaire – le cas, donc, de la Banque d’Italie, de la Banque de France ou de la Bundesbank.
La question centrale de la fongibilité
Ce qui définit l’union monétaire, ce qui en constitue l’essence, c’est que les euros émis par l’une des banques centrales participantes sont fongibles avec ceux qu’ont émis ses consœurs. « Fongible », cela signifie qu’on peut librement les échanger les uns contre les autres, à taux fixe (1 pour 1 ici) et sans limite de quantité, point très important.
Cette question de la fongibilité est essentielle. M. Draghi a d’ailleurs eu la question d’un journaliste, dont il n’est pas sûr qu’il soit réinvité, pendant sa conférence de presse.
Il a naturellement répondu que la fongibilité restait entière ; il n’a pas ajouté « whatever it takes » mais on sentait que le cœur y était.
Or, puisque les euros émis par la banque centrale qui aurait fait des pertes, disons celle d’Italie pour fixer les idées, sont fongibles avec les autres, il va en résulter que les autres banques centrales participant à l’union monétaire vont hériter, et certaines à leur corps défendant, de la détérioration du bilan subie par la première.
Concrètement, les euros circulent, et vont continuer à circuler, par le biais du système de paiements interne à l’Eurosystème, baptisé « Target » ; ce à quoi M. Draghi a fait explicitement allusion dans sa réponse à la dernière question de la conférence de presse.
Les autres banques centrales détiennent déjà, et vont recevoir de nouveau, des créances Target sur la banque centrale du pays en difficulté. Comme je l’ai dit plus haut, soit cette banque centrale est recapitalisée par son gouvernement, soit le bilan de cette dernière contient des pertes.
Bien évidemment, dans la circonstance que nous considérons, le gouvernement est déjà pris à la gorge : il ne sera pas en mesure de recapitaliser sa banque centrale, dont le bilan continuera donc à contenir ces pertes. Mais alors, il s’ensuit que les consœurs de la Banque d’Italie (je poursuis toujours cet exemple, sans intention particulière) détiendront des créances sur leur consœur italienne, elle-même adossée à… des pertes. Pour user d’une litote, c’est moins bien que d’être adossé sur l’or, ou sur des dollars, ou encore sur des créances nanties d’un gage sur des banques commerciales. Et vu d’Allemagne, c’est l’abomination de la désolation.
Qu’obtenons-nous finalement ? Eh bien, le jeudi 22 janvier, les quantités de créances Target sur les pays du sud ne se sont pas brutalement accrues, mais… ce jour-là, ces créances Target sont devenues d’un coup ce que l’on appelle communément des « actifs toxiques ».
C’est là un changement qui n’est pas sans conséquence sur la viabilité de l’union monétaire, il faut bien le dire.
L’excellente rhétorique de Mario Draghi ne parvient pas à cacher la rupture de confiance entre l’Allemagne et les pays latins
Je regardais M. Draghi pendant la retransmission de sa conférence de presse et je le voyais anticiper et esquiver les questions gênantes. Excellente rhétorique au demeurant, et fort bien jouée, que d’avoir d’entrée de jeu expliqué que cette non-mutualisation du risque était sans importance. C’est un très bon emploi de la tactique rhétorique dite de l’homme de paille lorsqu’il a déplacé le problème sur la question de l’« efficacité » de la mesure, ce qui n’était pas le problème. Remarquable assurance pour réaffirmer brièvement la permanence de la fongibilité sans entrer dans les détails.
Oui, tout cela est bien joué. Mais éluder les questions qui fâchent ne fait pas pour autant disparaître les questions qui fâchent. Tous les regards vont se tourner vers ces banques centrales qui détiennent beaucoup de créances Target – créances qui viennent juste d’être discrètement, mais largement, dégradées.
Ceux qui nous lisent n’ignorent pas que la mauvaise humeur de l’une d’entre elles est ancienne et constante : la Bundesbank ( http://www.upr.fr/actualite/europe/bundesbank-bce-la-guerre-des-tranchees-analyse-par-vincent-broussea , http://www.upr.fr/actualite/europe/quoi-joue-mme-merkel ).
Vu de Londres, avec son habituel regard acéré, le journaliste Ambrose Evans-Pritchard fait observer avec justesse : «This Latin revolt is to violate the sacred contract of EMU: that Germany gave up the D-Mark and bequeathed the Bundesbank’s legacy to the ECB on the one condition that Germany would never be out-voted on monetary issues of critical importance.». « Cette révolte du bloc latin viole le contrat sacré qui fonde l’UEM, contrat implicite qui veut que l’Allemagne transfère à la BCE les pouvoirs de la Bundesbank, mais à la condition que l’Allemagne ne soit jamais mise en minorité sur des questions critiques de politique monétaire.»
Ce n’est donc nullement une surprise si Peter Gauweiler (de la CSU allemande) annonce d’ores et déjà qu’il déposera un recours contre ce QE au Tribunal constitutionnel de Karlsruhe.
L’Allemagne mûrit sa vengeance
D’ores et déjà, la Bundesbank doit être en train d’examiner les options pour réduire l’impact de la fongibilité de l’euro sur son malheureux bilan, soumis à rude épreuve depuis quelques années. Or, ces options ont toutes un point commun. Leur plus petit dénominateur, c’est qu’il faut réduire la fongibilité elle-même. À savoir, introduire quelque limitation à l’entrée d’euros depuis le reste de la zone dans le système allemand.
Notons ici la parenté entre leur problème et celui qui se posait à sa consœur suisse, que cette dernière a résolu de la façon que l’on sait.
L’Allemagne va donc être inéluctablement amenée à étudier les possibilités de contrôle des flux de capitaux.
La justification légale de la possibilité de tels contrôles ne sera pas une mince affaire dans le cadre des traités européens signés par l’Allemagne, puisqu’ils sont interdits par principe.
Mais ne nous leurrons pas. Avec ou sans justification, de tels contrôles sont possibles, puisqu’on a pu les instaurer à Chypre en 2013, où ils sont toujours en vigueur. Il est vrai que leur finalité était exactement inverse, puisqu’il s’agissait là d’empêcher des euros de quitter le pays et non de les empêcher d’y rentrer.
Mais ce qui importe, c’est que de tels contrôles soient effectivement faisables, indépendamment de l’existence où non d’arguments supportant leur légalité. Ce qui a été fait peut être refait.
Le QE annoncé le jeudi 22 janvier va ainsi probablement offrir à l’Allemagne le prétexte qui lui manquait pour franchir un nouveau cran, aussi furtivement que possible, dans le détricotage de la zone euro.
Vincent BROUSSEAU
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé