Vous venez de consacrer un livre au wahhabisme saoudien, Les Egarés. Vous y dressez le parallèle entre cette doctrine à vocation mondialiste et le capitalo-protestantisme américain, lui aussi à vocation messianique. Vous pouvez résumer ?
Un exercice périlleux. Pour un comparatif détaillé de l’éthique de l’hypercapitalisme – reflet d’un univers mental situé à la confluence de l’Ancien Testament et de la sélection des espèces – avec le fondamentalisme musulman, je vous renvoie à la lecture des Égarés ! Mais, en quelques mots, disons qu’il existe des similitudes frappantes entre le wahhabisme et le puritanisme judéo-protestant. Wahhabisme qui, rappelons-le, est la religion d’État de ces deux ogres géopolitiques que sont aujourd’hui le Qatar et l’Arabie saoudite. Un exemple : chacun aura noté le juridisme dévorant qui, de nos jours, caractérise la société américaine. Dans celle-ci, tous sont censés obéir à de véritables catalogues d’interdits. C’est un pays parcouru de lignes jaunes sauf en quelques domaines bien précis où l’anarchie est quasi de rigueur, telle la sexualité sans contrainte ni limites. Coluche a su décrire de façon lapidaire cette dérive prohibitionniste de nos sociétés en voie d’américanisation accélérée : « Tout ce qui n’est pas spécifiquement autorisé est interdit. Et tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. » Suivant cet ordre d’idées, le wahhabisme n’est qu’un long code d’obligations et de sanctions balisant de façon totalitaire l’existence des croyants sauf celle, bien entendu, des princes de ce monde autorisés à de nombreux écarts. Mais derrière le corset juridique, que reste-t-il ? Une absence de morale véritable, un monde déserté par toute transcendance où le crime devient licite dès lors qu’il est commis au nom de Dieu… ou de l’idole démocratique. Nous le voyons en Syrie où les salafo-wahhabites mènent une guerre sauvage au nom des principes divins avec, jusqu’ici, la bénédiction de l’Occident postchrétien.
Si le protestantisme des descendants du Mayflower peut être légitimement considéré, plus comme un antichristianisme qu’une simple déviance du christianisme (théorie de la prédestination, pour les hommes, comme pour les USA avec leur théorie de la « destinée particulière », toutes deux blasphématoires d’un point de vue théologique), le wahhabisme saoudien peut-il être lui aussi tenu comme une sorte d’anti-islam ?
Dès lors qu’aux purs tout est pur, la foi ne s’actualisant plus dans les actes, il suffit de « croire » pour devenir presque inaccessible au péché. Ici, on peut se demander s’il existe encore un Dieu pour les deux théologies déviantes et puritaines dont nous parlons. Car si Dieu ne juge plus les actes de la vie courante, mais l’adhésion à une foi abstraite, l’accomplissement scrupuleux des rites – parce qu’ils sont prescrits, mais non par nécessité du cœur – alors ce qui fait l’essence du message divin a bel et bien disparu. Ainsi un sixième pilier de l’islam, l’obligation cachée que serait la « conversion des mécréants par tous les moyens », y compris la force, la violence et le meurtre, rend licite des comportements proprement antinomiques au message coranique. En cela, le wahhabisme incarne aux yeux de l’islam traditionnel et populaire, le Dajjal, la Fausse-semblance, l’équivalent pour les chrétiens de l’Antéchrist. Notez que les mécréants à convertir sont en premier lieu les musulmans eux-mêmes. Maintenant, je vous laisse effectuer les comparaisons qui s’imposent avec les conversions forcées des États laïques arabes aux mirifiques vertus de l’économie de marché « pure et non faussée ».
Riyad et Washington sont alliés de longue date, mais ne seraient-ils pas aussi les meilleurs ennemis du monde ? Avec le rapprochement d’avec Téhéran, les USA sembleraient-ils comprendre que ce jeu est aussi un jeu de dupes ?
Riyad et Washington sont alliés de longue date. Oui, certes. Depuis février 1945 et le pacte du Quincy conclu entre Ibn Séoud et Roosevelt à son retour de Yalta et du partage du monde avec Staline et Churchill… « Pétrole contre protection ». Mais le pacte vient de se rompre. Il a volé en éclats le samedi 31 août lorsque Obama a annoncé son renoncement à toute intervention armée en Syrie. À partir de là, le Département d’État ouvrait la porte au dialogue avec Téhéran. Un mois plus tard, à l’issue de l’Assemblée générale des Nations unies, le 28 septembre, le président américain s’entretenait directement par téléphone avec le nouveau président iranien, Hassan Rohani, rompant ainsi un silence de 35 ans. Depuis, Riyad, Paris et Tel Aviv ne décolèrent pas. Conclusion : si ce « jeu est un jeu de dupes », il l’est avant tout pour ceux – Turquie comprise – qui avaient vendu la peau de l’ours syrien avant de l’avoir tué.
Quelle est la position d’Israël dans cette affaire ? D’ailleurs, Tel Aviv a-t-il tout simplement une position sur le sujet, tant il est vrai que la situation semble aujourd’hui lui échapper ?
Israël n’a pas dit son dernier mot. Les mauvais esprits pensent que les positions intransigeantes de Laurent Fabius, au premier tour des négociations de Genève – Iran vs Occident –, exprimaient les discrets desiderata du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort. Entre-temps, la crise centrafricaine s’est ouverte. Paris, déjà isolé sur le terrain, ne saurait se passer maintenant de la logistique de l’armée américaine. Il a bien fallu en rabattre et remettre les exigences israélo-françaises dans la poche avec le mouchoir par-dessus. Mais si Israël, qui dans cette affaire marche de concert avec Riyad, a perdu la première manche, il lui reste maintenant les six mois couvrant l’accord intérimaire pour reprendre la main en compromettant des espoirs de paix si longtemps attendus par une communauté internationale lasse de guerres aussi inutiles qu’ignominieuses.
Entretien avec Jean-Michel Vernochet
Wahhabisme saoudien et protestantisme américain : un troublant parallèle…
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
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