La petite polémique des derniers jours à propos de l’avenir des francophones hors-Québec a au moins une vertu: elle nous permet de nous représenter les deux avenirs possibles du fait français en Amérique.
Le premier scénario met en scène le devenir diasporique d’un peuple continental, qui se croit partout chez lui au Canada, et peut-être même, en Amérique. Il y a là, on l’aura compris, une forme de romantisme identitaire: c’est celle d’un peuple nostalgique des jours de sa naissance, et qui se veut chez lui partout là où il a d’abord mis les pieds. C’est un avenir assez chagrin, pourtant, où il s’agit de défendre des droits minoritaires toujours compromis ou fragilisés, et où l’environnement continental pousse à la dissolution d’une génération à l’autre d’une nation qui n’existe plus qu’à l’état folklorique et résiduel. Sauf en Acadie, partout au Canada, ceux qu’on appelait les Canadiens français agonisent et sont bibelotisés par le régime fédéral qui veut faire croire au mythe d’un pays bilingue. La survivance n’est pas un heureux destin mais une régression sans fin qui pousse à l’aliénation culturelle. Qu’on le veuille ou non, une nation se laissant avaler par un environnement qui lui est fondamentalement hostile n’existe plus qu’à l’état de souvenir. Certes, on trouvera à chaque génération d’admirables résistants, qui n’aimeront pas se faire dire qu’ils se battent pour une cause perdue. Et il y en aura encore longtemps. Leur entêtement est honorable. Mais on ne saurait, pour éviter de les blesser, taire la réalité: le Canada français est mort. Il faut ajouter une chose essentielle: au fond d’eux-mêmes, les Québécois le savent, ce qui explique pourquoi ils ne s’en préoccupent plus.
Le deuxième scénario est infiniment plus intéressant: le fait français, historiquement, s’est concentré dans la communauté politique constituée autour de la vallée du Saint-Laurent - au fil de notre histoire, rien n'a jamais été aussi important que de constituer ou de reconstituer quand on la perdait une communauté politique où la nation serait nettement majoritaire. Au Québec, le fait français est clairement majoritaire, même s’il perd du terrain dans une métropole qui semble toujours à reconquérir, ce qui est inévitable dans le cadre fédéral. Il ne sert à rien de se dire que l’Amérique dans son ensemble aurait pu être française si on refuse d’assumer le combat du français là où l’histoire l’a situé: au Québec où il s’ancre dans une réalité qui peut lui permettre de s’inscrire durablement dans l’histoire, avec la maîtrise d’un territoire contrôlé politiquement. Ce qui ne veut pas dire qu’on se montre étranger à la grande aventure de l’Amérique française mais tout simplement qu’on est conscient qu’elle se poursuit et s’incarne concrètement au Québec. Dans cette perspective, la vocation du peuple québécois est d’en arriver à l’indépendance politique, même si le souverainisme moderne issu de la Révolution tranquille n’est pas parvenu à y arriver. Mais l’histoire de l’indépendance se poursuivra autrement, peut-être en prenant quelques détours inattendus. Le jour où le Québec proclamera son indépendance, cette dernière apparaîtra pour ce qu’elle est: l’aboutissement naturel de nos luttes pour la survivance. Certes, il renonce ainsi au fantasme de l’empire continental. Mais il ne s’agissait, je le redis, que d’un fantasme.
Le nationalisme bien pensé pousse à l’indépendance, du moins lorsqu’il va au bout de lui-même. Dès lors qu’on assume le destin québécois du fait français en Amérique, on en arrive, tôt ou tard, à l’indépendance. Car dès lors qu’on reconnaît l’importance de maîtriser un pouvoir politique pour assurer le destin d’un peuple, pourquoi se contenterait-on d’un demi-pouvoir, vaguement compensé par une participation minoritaire neutralisée au gouvernement central qui demande toujours à la nation minoritaire de relativiser ses intérêts? Ce qu’on appelle «l’identité canadienne» des Québécois relève essentiellement d’une distorsion identitaire qui trouve son origine dans un rapport colonial toujours agissant dans les institutions sociales comme dans la conscience collective. Plus nous sommes Canadiens, moins nous sommes Québécois: les deux identités ne sont pas compatibles: lorsqu’une se remplit, l’autre se vide. Le Canada, pour les Québécois, est devenu clairement un pays étranger – et c’est encore plus le cas dans le Canada moderne qui considère que la simple expression de leur identité nationale relève du suprémacisme ethnique. Ceux qui refusent de le reconnaître habitent une forme de fantasme binational périmé qui est à la fois le fruit d’une forme de nostalgie encore agissante et de la propagande fédérale qui a pour vocation de diffuser les mythes incapacitants au cœur de la culture politique québécoise en plus de faire croire aux Québécois qu’ils vivent dans le meilleur pays du monde, ce qui n’est rien d’autre qu’une farce morbide.
Une seule chose importe pour que l’indépendance demeure possible même si elle est aujourd’hui marginalisée et ringardisée: la majorité historique francophone doit demeurer clairement majoritaire chez elle. Elle ne doit pas consentir à sa dissolution démographique non plus qu’à sa neutralisation politique. Elle ne doit pas se faire déposséder de la part de souveraineté qu’elle possède déjà et qui lui permettra, en temps et lieux, de conquérir la part qui lui manque. Disons-le sans d'inutilees nuances: la majorité historique francophone doit conserver le pouvoir politique sans lequel elle sera condamnée à devenir étrangère chez elle. Le peuple québécois doit demeurer clairement la norme chez lui et ne pas se faire expulser mentalement de son pays, comme le proposent ceux qui veulent le soumettre à une forme ou une autre de multiculturalisme et qui l’accusent de racisme systémique dès qu’il n’accepte pas de se soumettre à ce dernier. Il doit résister au discours culpabilisateur qui laisse croire qu’il habite un territoire non-cédé, comme si nos ancêtres qui ont construit ce pays n’étaient que des envahisseurs illégitimes. Il doit résister au discours antipolitique qui laisse croire que «nous sommes tous des immigrants», comme si l’histoire de notre pays se réduisait à celle d’un flux démographique continu sans fondation identitaire. On ne sous-estimera pas les forces idéologiques qui poussent aujourd’hui à notre dépossession, comme si nous devions renoncer à toute identité substantielle pour nous fondre dans les seules catégories de la modernité nord-américaine, en nous arrachant à notre propre expérience historique.
Ce qui manque au souverainisme actuel, c’est une mémoire longue de son combat, de même qu’une mémoire longue du combat québécois en Amérique, auquel ont participé tous ceux qui s’inscrivent sous la référence du Québec d’abord. Il faut sortir, j’y reviens, des seuls paramètres d souverainisme moderne, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il faut les renier. Mais le projet national québécois ne saurait se réduire à la simple construction d’une société social-démocrate francophone. Il faut renouer avec une conscience historique plus substantielle, capable de transcender et de dépasser la seule mémoire de la Révolution tranquille sans l’abolir. Le nationalisme est chez nous un réflexe vital. De ce point de vue, il se peut que le nationalisme autonomiste qui vient de prendre le relais d’un souverainisme trop souvent dénationalisé porte certains possibles politiques qui ne sont pas évidents pour l’instants mais qui pourraient se révéler dès que surgira la question du régime révélant la pression que le régime fédéral exerce sur le peuple québécois et qui est bien plus forte qu’on ne veut le reconnaître. On en revient à l’essentiel: pour peu qu’on regarde la vie de notre peuple à l’échelle de l’histoire, l’indépendance est son destin naturel. Tôt ou tard, sauf si le peuple québécois se laisse mourir chez lui, un État québécois indépendant apparaître en Amérique du nord. On dira alors que le destin de l’Amérique française s’est accompli, et que le peuple québécois pourra désormais persévérer dans son être.