Il y a quelques jours, Charles Taylor remontait en haut de sa chaire médiatique pour sermonner le gouvernement du Québec qui a fait savoir son intention d’aller de l’avant sur le front de la laïcité. Taylor, dont l’érudition est vaste, tous en conviennent, mais dont la philosophie politique est bien plus approximative qu’on ne veut généralement en convenir, a cru balayer du revers de la main la Charte de la laïcité à venir. Pour peu qu’on creuse, on trouve essentiellement des concepts vaseux qui se décomposent dès qu’on les confronte à la réalité politique. Mais apparemment, ce n’est pas grave, et le système médiatique nous présente Taylor comme un grand sage, dont la parole serait aussi nécessaire que féconde. Nous sommes naturellement invités à nous incliner, et à réviser nos travaux à la lumière de ses commentaires. Nous sommes aussi invités à oublier l’acharnement anti-québécois du «grand philosophe» qui n’a jamais fait preuve d’un sens exagéré de la nuance lorsqu’il s’agissait de diaboliser le nationalisme québécois et de le disqualifier moralement.
Cet épisode annonce par ailleurs la charge virulente que subira le gouvernement du Québec dès qu’il présentera son projet de loi sur la laïcité. Le système médiatique ne se privera pas. On jouera contre lui les autorités intellectuelles reconnues comme celles qui sont autoproclamées, on jouera la carte victimaire en montant en épingle des histoires sur un registre larmoyant, en présentant la majorité historique francophone comme une majorité insensible, xénophobe. On parlera sans cesse du «test des tribunaux» comme si cette formule devait d’un coup nous envouter, alors qu’il suffirait de rappeler que le droit ne se fonde pas lui-même, et que le politique peut l’amender et le transformer. On en appellera avec gravité aux droits de la personne, sans se rendre compte que ceux-ci n'ont pas pour vocation d'abolir la politique ou de réduire la souveraineté populaire à peau de chagrin - sans se rendre compte non plus qu'on ne saurait les instrumentaliser ainsi sans les dévoyer. On ironisera sur ceux qui critiquent le multiculturalisme et le trudeauisme, alors que le premier est au cœur de la constitution qui s’impose à nous et qui a été fondée sur le second, c’est-à-dire l’idéologie officielle du Canada portée par son célèbre refondateur. On accusera aussi le gouvernement d’avoir «libéré la parole raciste» qui se ferait entendre sur les réseaux sociaux, comme si la laïcité était devenue le masque socialement présentable de la xénophobie, sans prendre la peine, évidemment, de noter qu'on assimile au racisme aujourd'hui la plupart des idées qui s'opposent au multiculturalisme. On ne dira rien, inversement, de l'incroyable agressivité idéologique de ceux qu'on nomme les social justice warriors. On ne dira pas grand chose non plus de la hargne anti-québécoise que suscitera cette politique au Canada anglais.
Devant tout cela, le gouvernement du Québec devra tenir bon, sans se soumettre aux critères de respectabilité médiatique que ses adversaires voudront lui imposer. Il ne devra pas accepter la définition de la «modération» ou de «l’acceptabilité sociale» que chercheront à imposer ceux qui voudront le vaincre à tout prix. Il ne devra pas vouloir plaire à ceux qui toujours le considéreront comme un ennemi, et qui assimilent le nationalisme québécois à quelque chose d’épouvantable. Il devra savoir que dans l'histoire d'un peuple, les décisions importantes ne sont jamais unanimes et qu'il faut quelquefois trancher malgré l'opposition radicale de certains lobbies. Et tout cela ne sera possible que si les nationalistes, quel que soit leur parti, savent mettre de l’avant non pas ce qui les divise mais ce qui peut les unir. La laïcité n’est pas l’indépendance: il s’agit d’un objectif plus modeste mais réalisable à court terme. Les Québécois attendent un geste de réaffirmation identitaire décomplexé depuis une dizaine d'années et c'est le présent gouvernement qui peut le faire. Il contribuera ainsi à nous sortir d'un sentiment d'impuissance collective qui n'a cessé de s'étendre depuis une vingtaine d'années. Par ailleurs, le combat pour la laïcité repolitisera la question nationale en obligeant le Québec à défier l’ordre canadien, qui toujours veut le neutraliser et le mater. L’histoire est paradoxale : les caquistes qui voulaient tourner la page de la question nationale au nom du nationalisme tranquille risquent de secouer la maison canadienne comme cela n’a pas été fait depuis plus de 20 ans.