Charles Bricman s’est lancé dans un exercice intelligent mais peut-être impossible : expliquer la Belgique aux Français dans Comment peut-on être belge
Bien écrit et intellectuellement honnête
Son petit livre est très bien écrit et enlevé. Il est aussi le livre d’un Bruxellois intellectuellement honnête, car il commence par nous dire qu’il est bruxellois. Et de fait, on ne comprend rien à la Belgique si l’on ne pose pas d’abord sa triple identité : Bruxelles, Flandre, Wallonie. Il propose également une citation excellente de l’actuel Commissaire européen belge Karel De Gucht à propos de la crise actuelle ou, du moins, qui éclaire bien la crise actuelle : « Ce n’est pas un gouvernement qui dirige la Belgique quand il y en a un, mais une conférence diplomatique permanente. » (p. 29) Le livre a aussi le mérite de rappeler que dans la science politique contemporaine (il cite un Américain, mais Maurice Duverger l’avait déjà dit), la Belgique est une démocratie consociative (comme les Pays-Bas, l'Autriche mais aussi je pense la Suisse), c’est-à-dire une société dont le principe est « la neutralisation des tendances centrifuges à l’œuvre dans une société pluraliste par la coopération entre les élites dirigeantes des différentes segments de la population » (p.38).
Une Belgique consociative
Ce pluralisme a d’abord été un pluralisme fait de catholiques et de laïques, s’affrontant surtout sur la question de qui doit prendre la responsabilité de l’enseignement, l’accord étant finalement trouvé en 1958 à travers ce que l’on appelle le « Pacte scolaire » toujours en vigueur (p. 42), mais dont certaines dispositions ont été revues. L’enseignement organisé par l’Eglise (dit « libre »), et l’enseignement public ne s’opposent plus violemment comme jadis et pourtant les structures subsistent et subsisteront encore peut-être longtemps (même si elles ne correspondent plus aux mentalités). L’auteur a raison également de citer Jean Puissant qui soulignait le fait que la Belgique était, malgré la puissance de son industrie au premier rang dans le monde relativement, la force de son mouvement ouvrier dès la fin du 19e siècle, le plus arriéré au point de vue politique et social (p. 51). Ce que Martin Conway voit se prolonger bien après la Première guerre mondiale et dont beaucoup d’Américains estiment que cela va même au-delà de la Deuxième guerre (comme Philip Mosley qui voit dans la catastrophe de Marcinelle et la grève générale de 1960 la prolongation des problèmes posés dans Misère au Borinage, l’un des grands films politiques du cinéma mondial - sorti en 1933). Ceci vaut pour la Wallonie où se situait quasi exclusivement alors la puissance économique belge. A côté de cette Wallonie exploitée, vivait une Flandre tout aussi misérable et dont 500.000 habitants vinrent trouver du travail en Wallonie : pas la richesse mais du travail (p. 68). D’une certaine façon, Flandre et Wallonie ont des reproches à faire à la Belgique bourgeoise par laquelle elles ont été dominées, sans doute pas de la même manière, l’une culturellement (la Flandre) et socialement, l’autre socialement et politiquement. Jusqu’à ce que l’assise de la puissance bourgeoise belge francophone s’affaisse avec les difficultés de la Wallonie au plan économique, dès les années 30. Dès ces années-là, la Flandre a entrevu la possibilité d’une revanche et a réussi à détourner l’essentiel des ressources étatiques belges chez elle (ce que l’auteur dit bien, peut-être pas tout à fait de la même manière que moi, p.85), jusqu’à ce que la Wallonie parvienne péniblement à lui opposer une autonomie surtout économique. Mais il me semble qu’il a tort de penser que la Wallonie n’aurait pas assez pensé sa reconversion dans la mesure où, face à la prise du pouvoir politique et économique par la Flandre, la marge de manœuvre économique de la Wallonie a été à peu près nulle avant que son autonomie ne s’élargisse pleinement à partir de la fin des années 90. Le grand reproche à adresser aux dirigeants wallons ayant été alors de marquer un arrêt qu’ils voulaient définitif de la marche au confédéralisme. Alors que c’est la Wallonie qui en a le plus dramatiquement besoin. Ils devraient prendre acte de leur erreur grave et démissionner pour laisser la place à d'autres.
Tragédie et grandeur
Charles Bricman écrit aussi « Notre terre produit en nombre raisonnable des artistes, des inventeurs et des coureurs cyclistes. Elle est beaucoup moins généreuse s’agissant des penseurs. » (p.112). Cela m’étonne que l’on s’exprime souvent de cette façon alors que l’une des théories les plus audacieusement pensées sur l’Univers l’a été par un Wallon, le Chanoine Lemaître, un professeur de mon père, qui pensa dès 1930 et toute sa vie que l’univers était issu de l’explosion d’un atome primitif. Ce grand physicien poursuivit son idée de longues décennies n’obtenant la confirmation expérimentale de sa théorie que près de quarante ans après qu’il l’ait formulée à l’université de Louvain et quelques mois avant sa mort survenue au milieu des années 60. Je crois qu’il y a bien plus de penseurs qu’on ne le dit en Wallonie. C.Bricman a raison par contre de dire que les contradictions en Belgique sont plus politiques qu’ethniques (p.119). Mais en insistant trop souvent sur le caractère plat ou pragmatique du pays, il passe à côté du fait que ce pays a pu se penser aussi sur le mode tragique, rien déjà que du côté wallon (mais pas seulement). C’est ce qu’a fait l’un des plus grands écrivains de langue française en Europe (mais oublié dans sa bibliothèque de Charleroi), Thierry Haumont, dans un extraordinaire récit intitulé Les peupliers paru chez Gallimard où – ce qui montre qu’il n’est pas possible que nous ne penserions pas - il convoque les grands penseurs, discrètement, en un récit haletant, loin de toute pédanterie, de Platon à Kierkegaard pour évoquer la tragédie wallonne. C’est ce qu’ont fait, d’une autre façon, ces cinéastes exceptionnels (obtenant deux fois les palmes d’or à Cannes - notamment !), que sont les Dardenne, peut-être à la limite plus philosophes que cinéastes et dont en tout cas la revue américaine Arts&Faith place l’ensemble des films dans les 100 premières œuvres les plus spirituellement significatives du septième art.
Être wallon contre la Mort, au nom de tous les miens
Du coup, je me surprendrais bien à dire que, malgré mon nationalisme wallon, je suis peut-être plus attaché à la Belgique que Charles Bricman lui-même ?
Non, Charles Bricman envisage au fond une issue confédérale belge à la crise actuelle qui n’est probablement pas loin de ce à quoi j’aspire, estimant qu’en politique il faut être réaliste. Et je suis aussi entièrement d'accord avec lui pour dire que l'Etat belge ne va pas disparaître du jour au lendemain, et entièrement d'accord avec ce qu'il dit de l'évolution actuelle qui «vide l'Etat fédéral de ses attributions pour les reloger dans les entités fédérées» (p. 119), ce qui amène à rejeter des solutions comme le rattachisme qui me semble de plus en plus la réponse irréelle à une question qui ne se pose même pas, à savoir: que fait-on si la Belgique disparaît?
Mais, simplement, on continue, où est le problème?
Mais je ne saurais être attaché à la Belgique comme un tout parce que, le fameux Borinage dont j’ai déjà parlé, perdit, à la fin des années 50, plus de la moitié de ses emplois de mineurs, perte dont il mourut, sans que cela n’émeuve véritablement personne sauf le mouvement ouvrier. Je revois mon père en 1962 dire à ma grand-mère, à Jemappes, sur le seuil de sa maison, « que le Borinage ne serait plus jamais ce qu’il avait été avant » et une ombre passer sur son visage déjà marqué par le cancer. Elle mourrait bientôt, puis mon père, la sœur, de mon père, mon grand-père... Sans qu’il n’y ait de liens de cause à effet entre la mort des miens et celle du Borinage, j’ai cru alors bon de devenir wallon par refus de la mort qui gagnait toute la Wallonie alors, comme un cancer, contre la Mort en général, loin d’une Belgique indifférente dont les ennuis actuels me laissent assez froid, espérant simplement qu'elle subsiste assez longtemps pour que la Wallonie y parachève sa construction.
Cette froideur ne va pas aux peuples qui la composent. Et notamment le Bruxelles et la Belgique de Charles Bricman que je résume imparfaitement ici. Charles aime profondément la Belgique, mais ajoute (à tort à mon sens), qu'il n'est pas nationaliste. C'est un nationaliste amoureux. Amoureux de son pays qui n'est pas le mien. Je lui serre la main. Il en parle vraiment très très bien du point de vue de l'esprit et du coeur.
Charmes Bricman, Comment peut-on être belge?, Coll. Café Voltaire, Flammarion, Paris, 2011, 123 pages, 12 €.
Un jour je ne deviendrai pas belge
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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