Un autre dictionnaire québécois, pourquoi?

Le «français québécois standard»



Trois millions de dollars, au bas mot, c'est ce que les contribuables québécois ont déjà payé à l'équipe du Français standard en usage au Québec (FRANQUS) pour la rédaction d'un Dictionnaire général et normatif du français québécois. Line Beauchamp, la ministre de la Culture, lui a versé une généreuse subvention l'année dernière. Elle s'apprêterait à recommencer cette année. Il faut rappeler que les contribuables ont déjà payé plus de six millions de dollars pour un Dictionnaire du français québécois, rebaptisé Dictionnaire historique du français québécois: 660 entrées seulement, ce qui en fait l'un des dictionnaires les plus coûteux au monde (sans «retour sur investissement» palpable).
Le projet FRANQUS est un projet idéologique. Il vise à réaliser le rêve de linguistes qui considèrent que le Québec doit avoir sa norme linguistique à part (une norme «endogène», dans leur terminologie). Les «endogénistes» s'appuient sur une idée simple, mais fausse. Ainsi, Jean-Claude Corbeil («conseiller linguistique» du projet) considère que «le français du Québec devrait être décrit comme s'il était la langue d'une seule et unique communauté linguistique»; Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière (codirecteurs du projet), qu'il faut voir «le français québécois comme la langue d'une communauté linguistique pour laquelle il n'existe pas de variété témoin. Cette approche met l'accent sur l'autonomie des langues nationales, complètes en soi». En réalité, la langue parlée ici fait partie du marché linguistique francophone international. Elle est en interaction constante avec le reste de la francophonie. La prétendue «autonomie» du français québécois, qu'il s'agisse de la prononciation, de la grammaire ou du vocabulaire, ne résiste pas à l'examen des faits.
Et les normes scientifiques ?
Le projet FRANQUS, décrit dans la «proposition confidentielle» soumise au gouvernement du Québec, ne correspond pas aux normes scientifiques reconnues. Ce sont des experts du FCAR qui le disent dans leurs rapports d'évaluation. Pour l'un d'eux, «les éléments fournis ne [lui] permettent pas de [se] prononcer valablement sur la cohérence, la validité scientifique ou la faisabilité du projet». Pour un autre : «Ce qui inquiète aussi, c'est l'absence presque totale de mise en contexte autre que politique : pas de référence scientifique, mais pas de référence non plus au matériel disponible [les autres dictionnaires] ni bien sûr de positionnement par rapport à celui-ci. Je le répète : si on applique à ce projet les critères du FCAR, il ne passe pas la rampe.»
L'équipe qui prétend établir une norme linguistique proprement québécoise est-elle qualifiée pour faire ce travail ? On peut avoir des doutes sérieux si on lit les deux ouvrages très documentés de Diane Lamonde (Le maquignon et son joual : l'aménagement du français québécois et Anatomie d'un joual de parade : le bon français d'ici par l'exemple), dans lesquels cette professionnelle de la langue passe au crible la langue et le style de ceux qui veulent nous dire comment parler et écrire en «français d'ici». On peut aussi avoir des craintes quand on sait que le rédacteur du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, dont la publication en 1992 avait soulevé un tollé général (le MEQ avait refusé de l'accepter dans les écoles), est responsable de la description lexicographique du futur dictionnaire «normatif».
Étranges coïncidences
Par ailleurs, la chronologie des événements révèle d'étranges coïncidences. En 1997, Jean-Claude Corbeil est nommé sous-ministre associé à la politique linguistique par Louise Beaudoin, ministre de la Culture. En 1999, Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière soumettent leur «proposition confidentielle» au gouvernement en vue de son financement. En 2000, Louise Beaudouin annonce la création de la commission (Larose) sur la langue et nomme Jean-Claude Corbeil secrétaire de la commission et Hélène Cajolet-Laganière, commissaire. Quant à Pierre Martel, il est chargé, par cette même commission, d'organiser un colloque sur la qualité de la langue... En mars 2001, le financement du projet FRANQUS est approuvé par le conseil des ministres. En août 2001, dans son rapport, dont Jean-Claude Corbeil a rédigé les «textes provisoires», la commission Larose dit : «Ce vaste chantier doit légitimer le français standard en usage au Québec. Pour y parvenir, il faudra allouer les ressources nécessaires pour décrire la norme linguistique, produire les outils indispensables pour la diffuser. [...] il est urgent de créer des outils (dictionnaires électroniques, logiciels de correction orthographique, grammaticale, lexicale et typographique, logiciels de dictée et de navigation vocale, etc.) qui prennent en compte la variété linguistique d'ici.» Autrement dit, la commission Larose vient justifier a posteriori la décision déjà prise par le gouvernement de financer le projet présenté par Martel et Cajolet-Laganière et, par la même occasion, de légitimer une norme linguistique proprement québécoise... avant même la conclusion des travaux de la fameuse commission.
Quatrième «subvention ponctuelle»
Auparavant, la «proposition confidentielle» avait été approuvée sans passer par les étapes habituelles dans le monde de la recherche : pas d'appel d'offres, mais attribution de la subvention sur pouvoir discrétionnaire de la ministre; pas de comité d'évaluation, mais nomination d'un groupe d'«experts» (dont on ne peut connaître les noms) par un fonctionnaire; pas de signature par ces «experts» de la déclaration habituelle sur les conflits d'intérêts...
La première subvention (un million de dollars) devait être «ponctuelle». Nous en sommes à la quatrième subvention «ponctuelle», et il n'y a pas de raison pour que cela cesse. Personne ne peut établir le budget de l'entreprise, en tout cas sur la base de la «proposition confidentielle». Plusieurs des experts se sont inquiétés du flou qui entoure la justification des dépenses. Pour l'un d'eux, «le budget présenté devrait être beaucoup plus détaillé et réellement défendu avant que soient engagés des fonds gouvernementaux de cette ampleur». Pour un autre : «Nous ne croyons pas que les données fournies suffiraient, même à un expert, pour calculer, avec une marge d'erreur acceptable, le coût réel du projet.» Pour un troisième, «il est très difficile d'apprécier l'adéquation et le réalisme des moyens demandés pour son élaboration» .
Le soutien du gouvernement à ce projet signifie qu'il favorise une norme linguistique, le «standard québécois», au détriment du français international. Or, les Québécois n'ont jamais été consultés sur ce choix et aucune recherche sérieuse n'indique qu'ils optent majoritairement pour un français local plutôt que pour un français international. Ce choix arbitraire, imposé sans débat public, risque de favoriser la ghettoïsation du Québec.
Concurrence inéquitable
Grâce aux aides de l'État, obtenues hors compétition, le projet FRANQUS fait une concurrence inéquitable aux autres chercheurs, dont les subventions sont réduites d'autant. Il fait une concurrence inacceptable aux auteurs de dictionnaires, dont les ouvrages sont utilisés par l'équipe FRANQUS sans qu'on leur ait demandé leur autorisation ni proposé de dédommagement. Par ailleurs, les bénéfices de l'opération risquent de profiter à un éditeur chanceux (lequel ?) au détriment des autres. Les contribuables québécois sont en train de subventionner un éditeur pour la fabrication d'un produit dont ils ne tireront, cette fois encore, aucun bénéfice et avec lequel aucun autre éditeur québécois ne pourra entrer en concurrence.
En fait, dans le meilleur des cas, le projet FRANQUS accouchera d'un Dictionnaire québécois d'aujourd'hui «amélioré». Le premier avait été un échec retentissant, mais il n'avait rien coûté aux contribuables. Cette fois-ci, ce sont eux qui doivent mettre la main à la poche. Il est temps de mettre un terme à ce gaspillage de fonds publics.
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Lionel Meney
Auteur du Dictionnaire québécois-français: pour mieux se comprendre entre francophones (Guérin, 1999)

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Lionel Meney13 articles

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Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la langue : idéologie et interventionnisme linguistique au Québec » (Liber, Montréal, 2010).





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