Ils sont 800 000 au Québec à travailler à moins de 15 $ l’heure, dont 300 000 au salaire minimum, soit 12,50 $. Précarité, temps partiel, horaires changeants, mais aussi insécurité, discrimination et même exploitation sont le lot de beaucoup d’entre elles et eux. Voici ce que signifie, au Québec, travailler et demeurer pauvre.
Lorsqu’on rencontre Benedicte Carole Ze, 34 ans, calme, souriante et en apparente forme, on ne se doute pas de tout ce qu’elle a dû traverser.
Elle travaille en ce moment de nuit dans une usine de recyclage à Montréal, à 14 $ l’heure. Ses quarts durent 12 heures, de 19 h à 7 h, quatre nuits par semaine. Elle doit faire le tri des matières, un travail manuel exigeant, avec un équipement de protection minimum.
Comme elle a un permis de travail et est employée d’une agence de placement, son véritable patron, elle ne profite pas des avantages d’une employée permanente de l’usine. Elle doit toujours, à chaque paye, revendiquer des heures que son agence oublie de lui verser.
Sa situation a toutefois été pire. L’agence de placement, peut-être qu’elle te prend à temps plein, mais du jour au lendemain, elle peut te dire "ne viens plus"
, raconte-t-elle.
Tu acceptes tous les salaires, 12 $, peu importe ce qu’on te demande de faire. À des moments, comme tu sais que ce n’est pas stable, tu fais trois boulots en même temps, à peine deux heures de sommeil, parce que quand tu n'auras pas de travail, il faut que tu puisses survivre.
Mme Ze peine à joindre les deux bouts, d’autant plus qu’elle doit envoyer de l’argent au Cameroun à ses deux enfants, qu'elle espère pouvoir faire venir un jour au Canada.
Auparavant, elle a été deux ans employée dans une ferme en Montérégie comme travailleuse agricole, rémunérée à 11 $, puis à 12 $ l’heure. Son employeur la gardait occupée 7 jours sur 7, sans repos, et abusait d’elle. Elle a même été agressée. Elle a réussi à fuir cette situation et est maintenant accompagnée par le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants qui l’aide dans ses recours.
J'ai postulé pour des entreprises. Mais le fait de ne pas avoir de résidence permanente, ça ferme beaucoup de portes. Pour te donner des contrats, on te dit "non, rappelez-nous quand vous aurez la résidence"
, dit celle qui a été entrepreneuse dans son pays d'origine.
Les oubliés de la prospérité
La situation de Mme Ze reflète un phénomène d’appauvrissement et de précarisation du travail, qui touche de façon disproportionnée les personnes racisées ou issues de l’immigration, et les femmes, selon les expertes consultées.
La pauvreté a changé de visage
, dit en entrevue la sociologue Carole Yerochewski, professeure associée à l'Université du Québec en Outaouais.
On peut être pauvre aujourd’hui en travaillant, alors que c’était presque inimaginable il y a 40 ans, sauf quand on avait une grande famille. En fait, quand on regarde les ménages pauvres, la majorité ont au moins une personne qui travaille.
La situation économique reluisante du Québec, où le taux de chômage est à un creux historique, masque de multiples réalités. La pénurie de main d’œuvre se fait sentir dans toutes les régions, mais une grande part des emplois créés ou en demande (Nouvelle fenêtre) sont des postes à bas salaire et, souvent, non spécialisés.
Dans le secteur de la vente et des services, pour le premier trimestre de 2019, il y avait 31 285 postes à combler et la moyenne des salaires était de 14,75 $. C'est près de 30 % de l'ensemble des postes vacants pour le Québec
, rappelle Mélanie Gauvin, de l’organisme Au bas de l’échelle.
Et quand on creuse un peu plus, les serveurs, aides de cuisine et personnel de soutien, c’est presque 6500 postes à combler et des moyennes salariales de 12,65 $. Ce n'est pas beaucoup. Les vendeurs dans les commerces de détail, ce sont 3565 postes à 13,30 $ l’heure. Alors, quand on parle d’améliorer les conditions de travail, il y a une amélioration des revenus qui est importante [à faire] là.
Mais en plus des bas salaires, ce sont les conditions d’emploi qui peuvent garder la travailleuse ou le travailleur dans la pauvreté.
Mme Gauvin souligne que les emplois atypiques – à temps partiel, sur une base temporaire, ou le travail autonome – contribuent au phénomène de paupérisation au travail.
Quelqu'un qui travaille 25 ou 30 heures par semaine [à bas salaire], bien, ce n’est pas un poste à 40 heures avec du temps supplémentaire. Ça, déjà, ça vient mettre des bases à une certaine précarité financière. Et ce sont souvent les femmes qu'on retrouve dans le travail à temps partiel, temporaire
, indique-t-elle.
Aussi, être malade, ça appauvrit, malheureusement, pour beaucoup de personnes salariées. Ce n’est pas tout le monde qui a des congés de maladie payés.
Mme Gauvin rappelle que les femmes s’absentent beaucoup plus que les hommes au travail, souvent pour des raisons familiales, car la charge leur incombe davantage.
Statuts, diplômes, discrimination
Les emplois non spécialisés moins payés sont souvent occupés par des personnes issues de l’immigration. Malgré leur formation et leurs diplômes, la nécessité d’avoir un revenu immédiat les confine fréquemment dans des emplois précaires à bas salaire, en raison de leur statut d’immigrant et aussi de la discrimination systémique qui persiste sur le marché de l’emploi.
Cette situation est vraie aussi pour les minorités visibles, dit Carole Yerochewski. C’est-à-dire qu’elles se heurtent comme ça au fait de ne pas pouvoir être recrutées dans la plupart des emplois, là où, pourtant, leurs diplômes leur permettraient d'être recrutées. Et les portes qui s'ouvrent, bien, c’est les préposés aux bénéficiaires
et des emplois de ce type.
Elle rappelle que les personnes issues des minorités visibles sont plus diplômées que celles qui n'appartiennent pas à une minorité visible.
Chacun a sa fierté, chacun a sa dignité, on mérite ça. […] Au lieu de nous prendre comme des esclaves, qu’ils nous prennent comme des employés. Des êtres humains. Dignes. Qu’ils nous respectent pour cela, qu’il n’y ait plus cette discrimination.
Même s’ils sont diplômés, même s’ils ont de l'expérience dans leur pays, ils vont souvent commencer au bas de l'échelle. Et dans leur parcours d'intégration, ils font face à des obstacles au travail, des congédiements, entre autres
, note pour sa part Mélanie Gauvin.
Katia Atif, de l’organisme Action travail des femmes, souhaite que le gouvernement fasse un travail de fond
sur les questions de reconnaissance des acquis et des compétences afin de favoriser les adéquations entre des formations et des expériences acquises à l’étranger et au Canada.
On constate encore de façon très chronique que tout le volet de reconnaissance des acquis et des compétences a un impact concret sur les femmes immigrantes. Le fait que, très souvent, à certains égards, quand elles sont nouvellement arrivées, elles vont faire appel plutôt à des agences de placement et vont se retrouver dans des espèces de cercles vicieux, en lien avec les emplois précaires ou le cumul d'emplois
, dit Mme Atif.
C'est vraiment les questions de la précarisation, des statuts d'immigration et les enjeux de reconnaissance des acquis. Parce qu'on voit très bien que la dévaluation professionnelle, la rediplomation des femmes immigrantes et l'endettement des femmes immigrantes sont complètement issus de ce phénomène-là.
Des travailleurs pauvres de plus en plus âgés
Jacques Bériault ne fait pas son âge. Il a passé le jalon symbolique des 65 ans, que plusieurs considèrent comme le moment de la retraite, mais sa santé de fer lui permet de toujours travailler trois nuits par semaine à assurer la sécurité et l’entretien dans une résidence privée pour personnes âgées. Il ne manque pas de motivation, et c’est une chance, parce que les conditions ne sont pas faciles.
Dans une place comme la nôtre, il y a beaucoup de gens à temps partiel et beaucoup de gens sur appel. Puis, maintenant, ils ont recours à des agences. Il y a un roulement tout le temps. Comme si on changeait toujours de personnel.
Cet autodidacte a touché à tous les boulots ces 47 dernières années : il a œuvré dans la fabrication, dans l’entretien, dans le commerce de gros.
Il a déjà été mieux payé, mais les circonstances de la vie font qu’il doit maintenant se contenter de 14,13 $ l’heure, plus une grosse
prime horaire de nuit de 50 cents, comme il l’indique avec sarcasme. Étant donné qu’il assure la sécurité de dizaines de résidents âgés la nuit, il trouve qu’il mérite bien plus.
Jacques Bériault pourvoyait à lui seul, jusqu’à récemment, aux besoins financiers de sa conjointe et de ses deux jeunes adolescents. Ses revenus de retraite, sa Pension du Canada et le Supplément de revenu garanti viennent compléter son salaire. J’ai fait les calculs, et, à 40 000 $, on était sous le seuil de la pauvreté.
Une chance que j'ai ma pension parce qu’à 20 000 $ de salaire par année, tu ne vas pas loin.
Sa conjointe vient de reprendre le travail, ce qui donnera de l’oxygène à la famille.
Il avoue qu’il passe son temps à faire des choix
.
Les enfants, c'est comme moi, ils voient les autres alentour et disent, câline, on aimerait ça avoir un ordinateur plus rapide, on aimerait ça avoir une tablette. Là, à un moment donné, je dis, ouf, attends. Si je vous donne tout ça, c'est bien de valeur, moi pendant ce temps-là je paye des intérêts. Nenon, on attend d'avoir fini de payer la marge de crédit, puis après ça on verra…
On ne le dit pas assez, mais dans les travailleurs pauvres, il y a aussi les 55 ans et plus
, rappelle Carole Yerochewski. Là, c’est le problème des retraites, des gens qui ont été pauvres au travail dans la plupart de leurs activités et qui se maintiennent sur le marché du travail. Et on voit les taux d'activité des 55 ans et plus augmenter ces dernières années.
Les sans-emploi
Chez les chercheurs d’emploi et les personnes au chômage, on retrouve aussi de plus en plus de travailleurs âgés, confirme Kim Bouchard, de l’organisme Mouvement Action-Chômage, en plus des personnes immigrantes ou racisées, des femmes enceintes ou des mères monoparentales, des proches aidants et des personnes victimes de discrimination.
J’ai une prestataire qui a plus de 55 ans. Elle préférerait travailler à temps partiel parce qu’elle prend soin de son mari malade. Donc elle va voir les employeurs et va dire tout bonnement, oui, je me cherche du travail à temps partiel parce que, bien, je suis vieille, je n’ai pas l'énergie de travailler à temps plein, et j'ai un mari malade
, relate Kim Bouchard.
Cette façon très honnête de présenter sa situation en mentionnant sa préférence pour le temps partiel est logique pour cette femme, mais cela joue contre elle à la fois quand elle est en entrevue pour un emploi et aussi devant les instances de l'assurance-emploi, car le chômage n'est pas adapté à cette réalité, dit Kim Bouchard.
Sinon, il y a le phénomène des employés jetables
, continue-t-elle. Aujourd'hui, les employeurs veulent des gens formés, ce n'est plus la norme d’investir, de former ton employé à partir de la base comme c'était le cas avant. Donc, la formation est souvent aux frais des travailleurs et des travailleuses. L'employeur, lui, vient juste cueillir, finalement
, dit-elle.
Je pense que ça va toucher beaucoup les travailleurs plus vieux, comme ceux qui ne sont pas capables de se débrouiller avec Internet ou de faire un nouveau CV.
Si j'ai travaillé toute ma vie dans une usine de transformation et que je me retrouve à 55 ans sans job, qu'est-ce que je fais si je ne suis même pas capable d’utiliser un cellulaire?
Il serait important qu’on statue sur la responsabilité sociale de former les travailleurs et travailleuses, juge-t-elle.
On est dans cette grosse période-là de transition énergétique, on parle d’emplois verts. Bien, il y a du monde qui vont perdre leur job là-dedans et qui ne seront pas qualifiés pour réintégrer le marché de l'emploi.