Servitude volontaire

Le français — la dynamique du déclin



C'est ce qu'on appelle se faire coincer! L'entrevue avait pourtant bien commencé. Je surfais allègrement sur les questions. Rien de plus simple que d'expliquer la loi 101 à des Français. On bombe un peu le torse et on y va d'un couplet sur les immigrants et d'un autre sur l'affichage. Le public de France Culture, intéressé par la langue et éprouvant une sympathie spontanée pour le Québec, était gagné d'avance. Le Québec y est évidemment toujours perçu comme ce bastion qui résiste vaillamment à l'envahissement anglo-saxon. Un exemple à suivre pour tous ces Français qui, contrairement à nous, succomberaient si facilement aux sirènes de l'anglais.
Tout allait comme sur des roulettes, jusqu'à ce que l'animatrice dégaine la question qui tue. «Alors, si le français se porte si bien chez vous, expliquez-nous pourquoi tant de jeunes Québécois chantent en anglais et pourquoi, dans le dernier film de Xavier Dolan, il n'y a pas une phrase sans un mot anglais?»
Bien sûr, je m'en suis tiré par une pirouette. J'ai parlé de la mondialisation que nous n'avions pas prévue. Mais, longtemps après l'entrevue, la question est restée plantée en moi comme un dard. Après de nombreuses années à Paris, c'est la première fois que j'étais pris au dépourvu. Il a longtemps été facile de citer le Québec en exemple aux Français. Notre loi 101, notre affichage en français, nos cours d'immersion pour immigrants. Tout cela pouvait servir à inciter les Français à plus de combativité. Mais, à l'heure des écoles passerelles et de l'anglicisation accélérée de Montréal, qu'en reste-t-il?
Qu'on se le dise, nous n'abuserons plus très longtemps les Français. Du moins, ceux qui ont toujours été nos alliés dans ce combat. Ils ne sont pas plus sourds que nous quand ils débarquent à Dorval. Ils savent bien que Coeur de pirate est québécoise et qu'elle chante en globish, cette sous-langue pour analphabètes aux accents anglo-saxons. «La chanson québécoise file à l'anglaise», titrait récemment L'Express. Ceux qui connaissent Montréal ont bien noté l'anglicisation fulgurante de la métropole. Ils savent qu'on entend à Radio-Canada le mot «week-end» aussi souvent qu'à France Inter. Et que les formules anglaises avec lesquelles nos médias sont si «confortables» sont plus nombreuses que leurs petits snobismes anglo-saxons. C'est d'ailleurs sur un blogue de Libération que le linguiste québécois François d'Appollonia affirmait: «Ce peuple [les Québécois] a perdu la fierté de la langue, et donc, le désir de la protéger.»
Je lisais cette semaine une entrevue de Lise Bissonnette dans un média suisse. Elle expliquait fort justement que les Français souffraient d'un «complexe de colonisé» face à l'anglais. «Complexe qui a été bien étudié au Québec», disait-elle. Mais que diront les Suisses quand ils apprendront que, comme Bernard Kouchner, Pascal Lamy et Dominique Strauss-Kahn, Jean Charest n'hésite pas à prononcer des discours en anglais à l'étranger, comme le 26 juin dernier à Bruxelles, une ville plus francophone que Montréal. Je n'ai jamais non plus entendu d'homme politique français proposer que l'on enseigne l'histoire de France en anglais.
Dans ce débat, il importe de «distinguer ce qui relève de l'offensive délibérée ou de la servitude volontaire», écrit l'écrivain français Benoît Duteurtre dans l'excellent numéro que consacre à ce sujet la revue L'Atelier du roman. Que penser, par exemple, de ce millier d'étudiants français qui, chaque année, avec notre complicité active (et à nos frais), détournent le sens des ententes signées entre la France et le Québec pour venir étudier en anglais dans les universités McGill et Concordia?
C'est d'ailleurs au Québec qu'on a commencé à enseigner le français non plus comme une grande langue de civilisation et de culture, mais comme un simple instrument de communication. Si les langues ne servent qu'à communiquer, pourquoi ne seraient-elles pas interchangeables? La maladie contamine aujourd'hui la France. Dans la même revue, le critique littéraire québécois François Ricard rappelle qu'il est courant dans les librairies québécoises de classer les romans français parmi la littérature étrangère. La plus grande librairie parisienne, la FNAC, regroupe au contraire tous les écrivains de langue française sous l'étiquette Francophonie.
Et pourtant, une riposte est possible, rappelle l'écrivain Dominique Noguez en citant comme exemple cette époque où, contre vents et marées, les Québécois ont osé imposer la loi 101. L'ancien ministre Joseph Facal ne disait pas autre chose cette semaine lorsqu'il affirmait qu'il faut,

«oui, réinvestir énergiquement tout le champ de l'identité québécoise [c'est moi qui souligne]: une nouvelle loi 101, de nouvelles politiques d'intégration des immigrants, un rejet explicite du multiculturalisme canadien et une clarification de nos règles de vie commune.»

Une phrase que les partisans de François Legault, comme certains au Parti québécois, font mine de ne jamais avoir entendue.
Voilà qui servirait d'exemple à la France et rétablirait notre crédibilité dans le monde. Tant il est vrai que «personne n'entend plus un peuple qui perd ses mots». C'est François Mitterrand qui le disait.
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crioux@ledevoir.com


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