Rompre le silence

Le Devoir (opinion)

Chronique de Louis Lapointe

Libre-opinion, Le Devoir, mercredi 29 octobre 2008
Les pages des journaux sont remplies de ces situations où les préjugés causent plus de dommages que les situations elles-mêmes. Parlez-en aux victimes d'injustice, aux minorités visibles, aux vieux, aux malades -- les sidéens en particulier -- et enfin aux dépressifs qui sont présentement l'objet d'une campagne de publicité positive de la part du ministère de la Santé et des Services sociaux.
On l'a vu dans de nombreuses situations: ce n'est pas tant la dépression ou le burn-out qui posent problème aux personnes qui les ont vécus, mais plutôt l'incompréhension qui les accompagne et les suit. Les préjugés ont la couenne dure au Québec et ils continuent à rendre la vie difficile à de nombreux dépressifs bien longtemps après la fin de leur maladie. Essayez d'expliquer à un futur employeur que vous avez fait une dépression qui vous a gardé loin du travail pendant plusieurs années, vous verrez le résultat.
Il faut avoir vécu ou côtoyé la dépression ou le burn-out pour comprendre qu'après, rien n'est plus comme avant. Le regard des autres n'est plus le même, ces autres qui vous regardent comme si vous étiez maintenant un être fragile. Votre regard sur vous-même change lui aussi. Alors, forcément, quand vous tentez de retourner sur le marché du travail, vous vous sentez différent. Vous voyez cette différence non seulement dans le miroir tous les matins, mais vous la projetez aussi sur les autres lorsque vous sollicitez un emploi.
Pourquoi ce trou dans votre CV? Votre coeur se serre. Pourquoi cette maladie? La gêne vous envahit. Surtout ceux qui ont été l'objet de harcèlement de la part de leur patron, mais qui ne peuvent pas le dire car cela va reporter le doute sur eux plutôt que sur leur ancien patron.
C'est encore plus difficile si vous avez négocié votre départ: à cause des clauses de confidentialité, vous ne pouvez pas dire pourquoi vous êtes parti sans rompre cette confidentialité et mettre le règlement en péril. Et quand on vous demande des références, qu'est-ce que vous faites? Vous devez donner comme référence le nom de votre patron, parce que si vous ne le donnez pas, personne ne va comprendre.
Que vous soyez franc et honnête ou que vous cachiez la vérité que vous ne pouvez pas dire, le résultat est toujours le même, les spécialistes ont vu ce trou. S'ils ne l'ont pas vu, les tests le leur révéleront. Résultat: vous n'avez pas l'emploi.
Votre histoire, cachée ou révélée, fait alors le tour du milieu, surtout si vous travaillez dans un domaine spécialisé. Vous devenez alors un pestiféré. Si on vous reçoit en entrevue, c'est par principe, juste parce que vous avez les compétences et que vous pouvez constituer un bon étalon pour les autres candidats. Vous faites ça pendant un an, deux ans, trois ans. Et chaque fois, vous devez vivre une nouvelle petite dépression situationnelle parce que vous devez expliquer à votre femme et à vos enfants que vous n'avez pas eu l'emploi. Vous devez expliquer à vos proches que vous n'avez toujours pas d'emploi. Quand vous rencontrez vos amis, ils abordent presque toujours ce sujet. Vous devez leur expliquer que même si vous êtes bon -- vous le savez, vous, que vous êtes bon -- personne ne veut de vous. Alors, forcément, ils ont un doute sur vous. Vous le percevez. Ils vous donnent des conseils. «As-tu vu un psychologue? As-tu vu un chasseur de têtes? Ça doit être ton image, ta présentation! Toute vérité n'est pas bonne à dire!» Vous recevez une pluie de conseils!
Comme vous êtes las, voire écoeuré, vous cessez toute recherche d'emploi. Vous vous mettez à tondre des pelouses, à couper des branches et à tailler des haies comme les héros de Jean-Paul Dubois et de Jim Harrison que vous connaissez parce que vous allez souvent à la bibliothèque. Vous vous occupez de la maison, de votre famille, de vos parents, vous faites le taxi pour les enfants, vous vous faites une nouvelle vie sans emploi. Vous écrivez un roman, des textes, des articles. Ceux qui vous lisent vous félicitent et vos amis vous disent que vous êtes un modèle de résilience. Vous êtes heureux!
Vous faites aussi du bénévolat. On utilise gratuitement cette expertise que vous avez développée tout au long de votre carrière. Vous devenez une référence dans votre conseil d'administration. Vous êtes membre de tous les comités. Vous devenez même président du comité de sélection du directeur général de l'établissement où vous faites du bénévolat à cause de votre expertise dans le domaine. Il faut le faire!
Arrive le jour où un emploi est affiché dans votre journal préféré. Une job qui correspond exactement à vos compétences. Vos relations dans le domaine vous encouragent même à postuler et vous confirment que vos chances sont excellentes. Vous vous imaginez qu'enfin on va comprendre le trou dans votre carrière. Vous vous faites alors beaucoup d'illusions, beaucoup trop illusions, alors qu'en fait, vous vous préparez une sérieuse déception.
Les jours passent et le téléphone ne sonne pas. Vous vous dites que c'est parce qu'ils ne vous ont pas lu sur le sujet que vous maîtrisez qu'ils ne vous ont pas appelé. Vous leur faites donc parvenir vos textes les plus pertinents. La réponse arrive par courrier, rien à faire, l'effet est coup-de-poing. Encore une fois, vous n'avez pas l'emploi.
Vous vous dites alors que vous ne pourrez jamais changer le regard que ces autres posent sur vous. Mais vous voulez vivre, et la seule façon de continuer à vivre c'est de changer votre rapport à l'autre, cet autre pour qui vous n'existez plus. Vous passez alors à autre chose, vous écrivez, parce qu'écrire devient un geste de vie, la preuve que vous êtes toujours vivant.

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Louis Lapointe534 articles

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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