Quand j'étais en première année, j'ai prié pour sauver l'âme de Khrouchtchev. Je ne savais pas qu'il dirigeait l'Union soviétique. J'ignorais tout de cet homme, je n'avais que 6 ans.
Mon enseignante avait installé une table en avant de la classe sur laquelle elle avait déposé une photo de Khrouchtchev et une chandelle. Tous les matins, une poignée d'élèves s'agenouillaient devant la photo et priaient, mains jointes. Les autres se tenaient debout à côté de leur pupitre et ils suppliaient Dieu de remettre Khrouchtchev dans le droit chemin.
À l'époque, je n'avais retenu qu'un mot, prononcé par mon institutrice avec un frémissement inquiet dans la voix: communiste. Un mot qui me faisait peur. En 1960, c'était le Bonhomme Sept Heures des enfants. C'était l'époque de la guerre froide qui coupait le monde en deux: d'un côté, les bons Américains, de l'autre, les méchants communistes.
1960. Même si Maurice Duplessis était mort depuis un an, son influence se faisait toujours sentir. Duplessis, le Chef, avait dominé le Québec pendant 18 ans. Premier ministre de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1959. Réélu six fois.
Il était obsédé par les communistes. Une partie du pont de Trois-Rivières s'effondre en 1951. C'est la faute des communistes. Des grèves secouent le Québec. Les communistes. Encore. L'ennemi à abattre.
En 1937, Maurice Duplessis a adopté la Loi du cadenas, qui permettait aux autorités de fermer tout établissement soupçonné d'abriter des sympathisants communistes. Une loi contre la propagande communiste.
Crainte des communistes, mais aussi des syndicats militants et des intellectuels. L'ancien premier ministre canadien, Pierre Elliott Trudeau, mènera la charge avec Cité libre, un journal politique influent qui ne se gênera pour critiquer le Chef. À ses côtés: René Lévesque, Gérard Pelletier, Pierre Vallières. Le Québec des années 50 étouffe sous la férule du Chef.
Duplessis se méfie de l'État et abandonne l'éducation et les hôpitaux entre les mains de l'Église. Une Église ultra conservatrice qui refuse de voir le Québec tel qu'il est: massivement industrialisé. En 1950, près de 70% de la population vit en ville. L'Église s'accroche à une vision bucolique de la campagne, perçue comme un rempart contre les tentations de la ville.
Duplessis n'était pas un grand démocrate. Il a déjà rabroué un de ses ministres, Antoine Rivard, qui avait osé l'interrompre pendant une conférence de presse. Duplessis avait aussitôt repris la parole en lui lançant: «Tais-toi! Laisse-moi faire!»
Les points de presse du Chef se résumaient souvent à un long monologue.
Il ignorait les journalistes qui lui posaient des questions «déplaisantes». Il les fixait du regard ou les engueulait, raconte Conrad Black dans sa biographie-fleuve sur Duplessis.
«Un nommé Thivierge, qui avait déplu à Duplessis, ce qui n'était pas difficile à faire, posa une question, écrit Black. Duplessis lui répondit aussitôt: Thivierge, quand je te regarde, je me demande si t'es un ti-vierge ou bien un ti-crisse.»
Anecdotes? Oui, mais elles en disent long sur le personnage.
***
Les jeunes historiens ont tendance à réhabiliter Duplessis. Ils valorisent ses actions nationalistes, explique Robert Comeau, professeur d'histoire à la retraite: adoption du drapeau fleurdelisé en 1948, création de l'impôt sur le revenu. Duplessis, l'homme fort qui tient tête au fédéral.
Mais Duplessis reste un homme de droite, un conservateur qui a largement contribué à figer le Québec en entretenant des liens trop étroits avec l'Église.
Sa lutte contre les syndicats souligne à quel point il était rétrograde. Son règne a été marqué par des grèves longues et dures: Valleyfield, Asbestos, Louiseville, Murdochville... Briseurs de grève, émeutes, interventions de la police, emprisonnement des chefs syndicaux. Pas joli, joli.
Je connais un peu l'époque de Duplessis. J'ai fait mon mémoire de maîtrise en histoire sur les grèves de 1946 et 1952 dans l'industrie textile à Valleyfield.
J'ai voulu le relire pour écrire cette chronique, mais je l'ai jeté à la poubelle il y a plusieurs années. Il faut dire que je jette tout, mais c'est une autre histoire. Je suis donc allée à la bibliothèque de l'UQAM qui, elle, garde tout.
Dans le textile, les conditions de travail étaient très difficiles: fine poussière qui saturait l'air des ateliers, chaleur, humidité, bruit, incidence élevée de tuberculose chez les employés.
En 1946, en plein boom économique de l'après-guerre, les travailleurs du textile revendiquaient la semaine de 40 heures, une augmentation de salaire de 25 cents l'heure, deux semaines de vacances payées et la fin du travail le samedi soir et le dimanche. Rien d'extravagant.
La grève est illégale, Duplessis envoie la police. Pour lui, le conflit est mené par des communistes. Le cardinal Léger jette de l'huile sur le feu en condamnant les grévistes en chaire. L'emploi de briseurs de grève met le feu aux poudres et c'est l'émeute. Les dirigeants syndicaux sont arrêtés et emprisonnés.
C'était ça, le Québec de Duplessis. Il ne faut pas l'oublier. Alors la réhabilitation du Chef? Non merci.
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