Nous sommes le 7 mai 1957. L'avocat Jacques Perrault, 44 ans, président du conseil du Devoir, vient d'être trouvé mort dans son bureau. Il s'est suicidé. La veille, il ne s'est pas présenté à une assemblée qui devait pourtant le choisir comme candidat à la prochaine élection sous la bannière du Cooperative Commonwealth Federation, l'ancêtre du NPD.
Beau-frère d'André Laurendeau, le rédacteur en chef du journal, Perrault est l'une des victimes méconnues du duplessisme. Actif auprès de certains milieux de gauche, Jacques Perrault perd son poste de secrétaire à la faculté de droit de l'Université de Montréal en raison de son engagement politique contre l'Union nationale, tout comme le médecin en chef de l'hôpital Sainte-Justine est destitué, sans motif ni préavis, de son poste de doyen de la faculté de médecine.
À son cabinet, le jeune avocat voit défiler devant lui des syndicalistes qui, souvent gênés, viennent lui dire qu'ils doivent à regret lui préférer un membre du Barreau qui est membre de l'Union nationale...
Avec le juriste Frank Scott, Perrault mène alors, à sa façon, une lutte contre la Loi du cadenas, une mesure qui permet au gouvernement Duplessis de faire interdire tout groupe soupçonné d'activité gauchisante. Son grand oeuvre reste cependant la lutte qu'il mène pour la reconnaissance de l'émancipation juridique des femmes. Grâce à son action, les femmes obtiennent que soit levée la tutelle machiste qui les invalide juridiquement au même titre que les enfants ou les simples d'esprit.
Alors pourquoi le suicide de cet homme énergique qui place toute son entreprise sociale sous le signe de la liberté? On a vraisemblablement voulu le faire chanter pour une simple affaire de moeurs. À partir de 1956, sa vie semble être prise dans un étau. Le matin du drame, il se frotte les mains avec insistance, comme pour se soulager d'une douleur, et fait les cent pas dans son salon. Miné, épuisé, il décide que la lutte suffit. Selon Gérard Filion, le directeur du journal, Perrault n'a jamais facturé un seul de ses services au Devoir au fil des ans.
L'arbitraire au pouvoir
Bon prince, Duplessis envoie immédiatement à la famille éprouvée un télégramme. Il offre ses condoléances. Il salue la mémoire de l'avocat.
Le caricaturiste Robert LaPalme raille volontiers des actions semblables. Lorsqu'on a arraché la tête de quelqu'un en mimant un accident, dit-il, on peut bien faire semblant ensuite d'être désolé...
Au lendemain de la mort de Perrault, l'historien Robert Rumilly, conseiller informel de Duplessis, écrit pour sa part qu'«une mort, quelles qu'en soient les circonstances, inspire un mouvement de respect». Mais il s'empresse aussitôt d'ajouter que le respect a des limites et qu'il continue de combattre les idées de Perrault puisque sa vision du monde remet «en jeu l'avenir du Canada français», rien de moins.
Quelle est cette vision du Canada français que défend Duplessis et qu'il confond volontiers, tout comme Rumilly, avec l'avenir de la nation elle-même? Impossible de la résumer, comme on le fait pourtant souvent, par l'expression consacrée qu'est la Grande Noirceur.
Un régime libéral?
Cinquante ans après la mort de Maurice Duplessis, des réévaluations de son règne laissent désormais comprendre que son gouvernement proposait une stratégie d'État libéral dont les résultats économiques n'étaient guère différents de ceux, par exemple, de l'Ontario.
Gilles Bourque et Gilles Duchastel, tout deux de l'Université du Québec à Montréal, ont revisité, dans les années 1990, les perspectives qui associaient les années de Duplessis avec un immobilisme effroyable que résume souvent l'expression «Grande Noirceur».
Ils ont montré dans leur étude rigoureuse que, sur le plan économique surtout, les perspectives offertes par l'Union nationale n'étaient pas celles d'une société statique comme on pouvait le croire. En fait, le régime Duplessis accompagne avec prudence une stratégie de développement, comme dans plusieurs autres régimes libéraux de l'époque, stratégie qui invite surtout à l'action de l'entreprise privée et des capitaux étrangers.
Le principe de l'autonomie de la province, agité de façon plutôt rituelle par un Duplessis gratifié de l'onction électorale en 1936, 1944, 1948, 1952 et 1956, lui permet de mettre sa politique au service des entreprises, sous le couvert d'un discours conservateur, voire parfaitement rétrograde.
Un des arguments que les défenseurs du libéralisme économique ont l'habitude d'évoquer comme une vérité transcendante, c'est que le capitalisme est lié de près à la démocratie. Mais la croissance économique rapide et l'absence de déficit des années Duplessis sont-elles tout ce qu'il convient de retenir d'un système politique pareil afin de le caractériser?
«Ce que le régime Duplessis a de plus pernicieux, écrit André Laurendeau en février 1959, c'est sa tendance constance à recourir à l'arbitraire, sa volonté d'échapper aux règles générales et fixes, son art d'utiliser les impulsions du chef comme moyens de gouvernement. Contrats sans soumissions, octrois non statutaires; représailles contre les personnes; ce sont les manifestations quotidiennes auxquelles l'arbitraire donne lieu. Quand il s'associe à l'intolérance, alors la liberté de tous est en danger.» Déjà pointe la nécessité des réformes qui seront entreprises au début des années 1960, au cours de la Révolution tranquille.
Le duplessisme
Fils d'un député ultramontain, Maurice Duplessis est nationaliste dans la lignée d'un certain conservatisme canadien-français où l'Église et l'agriculture sont toujours auréolées de toutes les vertus. Il ne défend pas pour autant avec ardeur une conception vraiment précise du nationalisme, préfèrant naviguer à vue, dans une perspective d'abord électoraliste.
Robert Rumilly, qui sera, avec Conrad Black, le principal biographe et thuriféraire de Duplessis, estime que cet homme pragmatique est un «esprit positif, avec de chauds mouvements, de fortes convictions religieuses», bref un personnage hautement recommandable. Sous sa plume, comme sous celle de Black, Duplessis se confond sans cesse avec «sa province» elle-même.
Mais existe-t-il une idéologie duplessiste? Pas au sens où l'Union nationale et son chef souscrivent à une théorisation politique bien précise. Les duplessistes se méfient trop des intellectuels pour adhérer à une doctrine soigneusement structurée. Une personnalité intellectuelle comme André Laurendeau se voit d'ailleurs traité avec mépris par le «cheuf» de «joueur de piano» ou de «danseur de ballet», ce qui, dans les formes du langage de l'époque, équivaut à être méprisé à titre d'intellectuel.
Pierre Laporte, à l'époque journaliste au Devoir, estime que pour Duplessis, «être un intellectuel, un littérateur ou, d'une façon générale, un spécialiste, c'était à ses yeux être un rêveur, quelqu'un qui plane entre ciel et terre, qui manie cette chose dangereuse qui s'appelle des idées». Comme si lui-même n'en avait pas!
L'Union nationale adhère à une idéologie, dans le sens où il peut se dégager de ses pratiques et de ses positions politiques des constantes et des traits de pensée bien nets. Les discours du régime reprennent ad nauseam les mêmes thèmes: la tradition, l'ordre, l'anticommunisme, la discipline, la stabilité, le courage, l'autorité, le respect de la loi, celle de l'État autant que celle de l'Église, l'une n'allant pas sans l'autre.
De l'avis des duplessistes, il existe même en quelque sorte un homme proprement canadien-français qui doit pouvoir évoluer en tant que tel, c'est-à-dire en plein accord avec tous les discours de l'Union nationale supposés le décrire.
50 ans après la mort de Duplessis
L'homme de l'arbitraire
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