Québec cru, Québec «vrai»?

2005

samedi 8 et dimanche 9 janvier 2005
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Est-ce qu'être cru, c'est vraiment être plus vrai? Ou faut-il y voir un nouveau conformisme?
Le New York Times faisait remarquer la semaine dernière que Les Bougon, un des sitcoms les plus suivis au Québec, est tellement «cru» qu'il ferait passer pour des «saints» les fameux Simpsons, dessin animé pourtant acidulé. Et le correspondant du célèbre journal n'a pas vu Cover girl, nouvelle série télé de Radio-Canada qui se distingue par sa «crudité». Sur le plateau de Tout le monde en parle de Guy A. Lepage, tout comme au micro de sa tête de Turc Jeff Fillion, le «cru» prospère dans nos médias: on a le juron, le «sacre», facile. Parler sans fard ni détour, surtout de sexe, semble y être une façon de toucher à ce qu'il y a de plus authentique chez l'humain.
«Il semble y avoir une nouvelle vague qui tende à montrer les choses crûment, sans artifice. Ça fait en sorte que dans quatre ans, si ça continue de même, mes Bougon vont avoir l'air des Parfaits avec René Simard ! Ce qui me gênerait bien gros» : c'est François Avard, l'auteur des célèbres Bougon, qui parle ainsi.
L'année 2004 a été profondément marquée par une surenchère du cru. Ce fut l'année des Bougon, d'abord. «C'est une «caricature», insiste Avard : du «vrai monde» plus «vrai que vrai». Ensuite, peu après qu'une décision du CRTC eut braqué les projecteurs sur Jeff Fillion -- le pape du «cru» radiophonique -- son pourfendeur à la télévision, Guy A. Lepage, de même que ses invités utilisaient le plus souvent un langage «filionnesque» d'une crudité sans précédent à la télé publique. Les «J'ai peut-être baisé sa femme», ou «Lui, il fait chier», et enfin un «câlissez-moi patience !», (lancé par Lepage à des auditeurs critiques des «sacres») ont proliféré : tout cela tranchait passablement avec celui des Beaux Dimanches d'antan, plein de formes et au langage plus que propret.
En octobre, dans un reportage de l'émission Zone libre, le journaliste Benoît Dutrizac, des Francs-Tireurs de Télé-Québec, a candidement affirmé que de sortir «un juron au bon moment saisit l'invité. Avec ce langage-là, on arrive au coeur du sujet», affirmait-il.
Évidemment, dans ce Québec cru, tout souci de langue, tout soin qu'on pourrait être tenté d'y apporter est maintenant considéré comme du fondamentalisme. À la blague, ne parle-t-on pas de Guy Bertrand, linguiste à Radio-Canada, comme d'un «ayatollah de la langue» ?
Critiqué par la chroniqueuse Lysianne Gagnon pour le «faible niveau de langage» de son documentaire sur le suicide assisté, Benoît Dutrizac rétorqua dans nos pages : «Dommage, puisque nous avons décidé de ne rien trafiquer, de ne rien embellir, de ne rien cacher. À l'avenir, nous nous efforcerons de bien "perler" pour lui faire plaisir», ironisait-il. La thèse est claire : avoir le souci de la langue, c'est «perler». Bref être hypocrite, masquer le vrai.
Il y a sans doute quelque chose de plus «vrai» dans les interviews du type Tout le monde en parle, fait remarquer François Avard : «Elles nous choquent peut-être parce qu'on a été habitués à voir le monde répondre proprement à Michel Jasmin qui posait des questions proprement.»
Dans cette optique, une époque «propre», hypocrite, fausse, pleine de formes, a tranquillement cédé la place, depuis les années 60, à une ère fièrement sale, transparente, qui se croit plus vraie parce que crue.
Le phénomène ne serait pas que québécois. Le philosophe Alain Finkielkraut observe une tendance à la «crudité généralisée» en France. Il raconte, par exemple, avoir été «stupéfait» par la page couverture du numéro de Courrier international, après la réélection de George W. Bush : «Trois mots au centre de la page : "PUTAIN ! Quatre ans"»
Le «goût du vrai» serait inscrit dans les gènes mêmes de notre époque. Le philosophe Charles Taylor a déjà expliqué que «l'idéal moral puissant» qui est le nôtre, qui commença à s'installer un peu avant la fin du XVIIIe siècle, c'est celui de «l'authenticité» -- c'est-à-dire «être vrai avec soi-même». Un idéal qui prétend que «chacun d'entre nous a une façon particulière d'être humain». Dans cette optique, expliquait Taylor dans Grandeur et misère de la modernité (Bellarmin, 1992), «il existe une certaine façon d'être qui est la mienne. Je dois vivre ma vie de cette façon et non pas imiter celle des autres». Nous accordons donc une importance capitale à «notre nature intime», toujours menacée par «les pressions du conformisme», des règles, des formes. Surtout depuis les années 60, dont les courants marquants -- notamment hippy -- conspiraient tous contre les prétendus «carcans» qui risquaient d'enserrer les individus.
Mais comme l'évoque le philosophe Georges Leroux, de l'UQAM, nous pourrions être passés «d'un conformisme à un autre». Il y a peut-être aujourd'hui, sur la place publique, une «nouvelle obligation» : être cru. «On a parfois l'impression que le gage de l'authenticité, c'est d'être grossier», lance Alain Finkielkraut. Si jadis, on mettait les formes à l'extrême en public, aujourd'hui, on s'y ferait volontairement un peu plus cru qu'en privé.
Cela implique notamment de parler de sexe sans détour : «On a souvent l'impression, dit Georges Leroux, que la seule chose qui intéresse l'intervieweur, lorsqu'il parle à un invité, c'est d'arriver au moment où il va pouvoir parler de sexe. Ça donne des "Vous êtes-vous caressée hier soir ?", comme je l'ai entendu à Tout le monde en parle [français].» Nulle pudibonderie ici, de la part du philosophe : «Ce qui me choque, c'est qu'on présente ce registre de la sexualité comme le seul vrai qui existerait. Au fond, il ne resterait à les entendre que cette expérience-là».
Serait-ce un problème d'excès humour ? Les humoristes, experts ès crus, sont omniprésents aujourd'hui. C'est le cas au Québec. Mais aussi en France, comme l'ancien premier ministre Michel Rocard l'affirmait récemment au Monde : «Nos rois avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon. Ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de leur profession.» Alain Finkielkraut renchérit : il y avait jadis une «grandeur du rire qui permettait de lancer des défis au pouvoir. Aujourd'hui, le pouvoir semble être passé du côté des rieurs». (Aux États-Unis, de récentes statistiques ont démontré que ce sont «les rieurs», Jay Leno, Conan O'Brien et cie, qui donnent au peuple l'essentiel de leurs informations politiques.)
Le philosophe se rappelle que c'est à Michel Rocard, justement, sur le plateau français de Tout le monde en parle, que Laurent Baffy a demandé : «Est-ce que sucer, c'est tromper ?» Excès d'humour ? «Non, clame Finkielkraut, le mot humour doit être réservé à des activités plus subtiles. Appelons cela une "forme de rire". On est dans la goujaterie. Cette goujaterie rit, c'est vrai. Mais ce n'est pas pour autant de l'humour.»
Le cru, au fond, cultive un rapport passionnel avec «la vérité commune des fonctions corporelle» : le sexe d'une part; et de l'autre, les excréments. C'est une forme d'égalité dévoyée, insiste-t-il : on est forcément tous égaux dans ces deux registres ! «Tout le monde dit "fait chier" partout, même à la télé; c'est, pour la France du moins, une sorte d'obsession scatologique nationale par laquelle certains croient qu'on a réalisé la démocratie, parce qu'on est tous semblables».
Faudrait-il réhabiliter les formes ? C'est ce qu'évoque Renaud Camus, un auteur peu connu au Québec. Il publiait, il y a quatre ans, un Éloge du paraître (Pol, 2000). Dans ce petit livre, il opposait «l'être au paraître». Le premier, affirmait-il, «est envahissant, bruyant, odorant, et naïvement persuadé, toujours que son prétendu "naturel"» est bon. «Le paraître», c'est-à-dire les formes, peut être contraignant et cacher «l'être», comme en certaines périodes passées. Mais il faut retrouver, plaide-t-il, ce que le paraître peut offrir de meilleur, soit «la discrétion, la délicatesse, la modestie, la courtoisie, la générosité, la politesse». Toutes valeurs qui semblent bien archaïques, dans une époque du cru.


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