Quatre bouteilles de vin

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Même Lagacé commence à dénoncer les excès des fondamentalistes musulmans


C’était le 7 décembre dernier. Suzanne A. était enchantée de faire découvrir ce petit restaurant formidable à sa famille. Elle y était allée une dizaine de fois. En famille, ça allait être la première fois. Pour la fête de Danielle, sa petite sœur, c’était parfait.


Ils étaient huit, ce midi-là : ses frères et sœurs ainsi que leurs conjoints respectifs.


Parce que le resto est un « apportez votre vin », ils avaient aussi quatre bouteilles de vin.


C’était aussi un « apportez votre gâteau », ce jour-là : quand Suzanne avait fait la réservation, deux semaines plus tôt, le propriétaire avait accepté qu’ils apportent un gâteau pour la fête de Danielle.


 

Suzanne est donc parmi les premiers arrivés. C’est l’épouse du propriétaire qui les accueille. Elle reconnaît le propriétaire, qui passe la vadrouille.


Les convives arrivent peu à peu. Il faudrait bien ouvrir les bouteilles, dit quelqu’un, à la table…


L’épouse du propriétaire, qui porte le hijab, ouvre les bouteilles. Mais elle prévient le groupe : à midi et demi, je vais devoir vous enlever les bouteilles et les verres…


Consternation dans la tablée de Suzanne : nous enlever le vin, mais pourquoi ?


Explications de l’épouse du proprio : il y a un groupe qui a fait une réservation, des musulmans très religieux, ils ne veulent pas qu’il y ait de vin dans le restaurant…


« Elle était nerveuse, elle se sentait mal », se souvient Suzanne.


Le groupe s’est rebiffé, pas question d’accepter un tel diktat. Ils ont tenté de parlementer (sans succès), d’avoir des explications du proprio (indisponible, dixit son épouse) et de proposer des compromis (déposer les bouteilles par terre), rien n’y fait.


Jean-Pierre A. : « J’ai vu la table, la table de l’autre groupe. Elle était dans une autre section, loin de la nôtre. Ils ne nous auraient pas vus, d’où ils étaient… »


Suzanne A. : « La discussion avec la femme du proprio se déroulait alors que la table était vide, le groupe n’était pas arrivé. J’ai proposé d’aller les voir quand ils arriveraient pour leur expliquer qu’ils ne verraient pas l’alcool, d’où ils étaient. La femme a dit que s’ils savaient qu’il y a de l’alcool dans le restaurant, ils n’y entreraient pas… »


Rien à faire, donc.


Le clan de Suzanne A. a fini par partir, juste après la soupe qu’ils n’ont pas eu à payer. Pas question de faire ce compromis absurde.


Ils sont allés fêter le 71e anniversaire de Danielle dans un resto italien, pas loin.


J’ai appelé au restaurant. C’est le propriétaire qui m’a répondu. Il se souvenait de l’épisode. Un malentendu, a-t-il plaidé : il croyait que le groupe de Mme A. avait réservé pour 18 h…





PHOTO GETTY IMAGES


« C’est quand même un peu absurde d’interdire l’alcool dans tout un restaurant parce qu’un groupe de clients ne veut pas être en présence d’alcool sous le toit de ce restaurant… », écrit notre chroniqueur.





Alors quand il a accepté ce groupe d’une trentaine de musulmans qui ne voulaient pas voir d’alcool dans ce restaurant, il a accepté, il ne pensait pas que ça poserait problème : « La madame qui était avec un groupe qui avait de l’alcool, on les attendait à 18 h. Ça a causé un petit problème. C’est dommage. Il y a eu une erreur, peut-être de nous, peut-être d’eux… »


Suzanne A. m’a juré qu’il était totalement impossible que l’erreur soit sienne : il n’a jamais été question pour son groupe de réserver en soirée pour fêter Danielle.


J’ai fait remarquer au proprio que c’est quand même un peu absurde d’interdire l’alcool dans tout un restaurant parce qu’un groupe de clients ne veut pas être en présence d’alcool sous le toit de ce restaurant…


— En quoi ça les dérangeait ?


— À cause de leur religion musulmane, m’a-t-il répondu dans un français laborieux, mais clair. Ils ne voulaient pas qu’il y ait de l’alcool dans la place, ils ne voulaient pas voir de l’alcool.


— Vous ne trouvez pas ça exagéré, comme demande ?


— Honnêtement, c’est ma femme qui a fait ça… Moi, je savais juste une chose : on a respecté les deux côtés. Dans cette business, faut respecter tout le monde… »


Dans notre conversation, le propriétaire a beaucoup insisté sur le fait qu’en affaires, « il faut respecter tout le monde ». Sa porte, dit-il, est « ouverte à tout le monde […] parce que tout le monde est égal ».


Je lui ai fait remarquer que son « ouverture à tout le monde » avait eu pour effet d’insulter profondément Suzanne A., une cliente régulière, ainsi que sa famille.


Réponse du propriétaire : « Malheureusement, c’est dommage pour la business. Ils ont mangé la soupe et ils sont partis… »


Je lui ai demandé si ce ne sont pas les clients musulmans fondamentalistes qui auraient dû se faire dire de ne pas venir au restaurant s’ils ne pouvaient pas tolérer la simple vue d’une bouteille de vin…


La réponse du propriétaire, là-dessus, a été confuse. Il a encore plaidé l’erreur de réservations, que tout cela était dommage…


J’ai demandé au proprio s’il pouvait me mettre en contact avec ce groupe de musulmans effrayés de se trouver sous le même toit qu’une bouteille de vin…


Il m’a dit ne pas les connaître.


Aurait-il encore le numéro de téléphone de la personne qui avait réservé ?


Malheureusement non, m’a-t-il répondu.


***


À ce stade de l’histoire, une précision s’impose.


J’ai écrit cette histoire il y a une semaine, après avoir fait les vérifications. Dans la première version, je nommais le restaurant, son propriétaire et le nom de famille de Suzanne A.


J’ai écrit, dans cette première version, que je savais bien que le proprio du resto allait être décoiffé par cette chronique. Sachant le climat face au fait musulman, je savais que ce restaurant allait être la cible de commentaires forcément désobligeants.


Puis, le premier ministre Legault a souligné avec des mots très dignes les trois ans du massacre à la mosquée de Québec. Ces mots ont été accueillis comme on le sait par un horrible tsunami de commentaires indigestes de la bruyante brigade qui déteste les musulmans, tous les musulmans…


Et c’est là que j’ai décidé de ne pas nommer le restaurant.


La paranoïa anti-musulmane est tellement brutale que je n’ai pas envie qu’un esprit fin aille fracasser la vitrine du resto… Ou pire.


C’est du cas par cas, mais ce n’est pas la première fois que je décide de ne pas nommer quelqu’un ou une institution pour les soustraire à un inévitable tsunami de réactions brutales, peu importent leurs torts : je l’ai notamment fait dans le cas d’une chargée de cours et dans le cas d’une école de la Rive-Nord.


Suzanne A. était d’accord avec cette décision. Elle est fâchée contre le restaurant, elle trouve qu’il a pris une mauvaise décision, mais elle ne souhaite aucun mal à ce proprio. Je la cite : « Allez-y tout de même doucement, je ne veux pas qu’ils soient obligés de fermer leur restaurant. C’est leur revenu et c’est une entreprise familiale. »


***


J’ai rapporté à Suzanne A. ma conversation avec le propriétaire du restaurant, qui avait un point de vue très « business » sur la situation.


J’ai demandé à Mme A. si le restaurant n’aurait pas – business oblige – lésé son groupe parce qu’ils n’étaient que huit, alors que le groupe de moyenâgeux réfractaires au vin était, selon le propriétaire, entre 30 et 35. À choisir entre huit clients et une trentaine…


Réponse de Mme A. : « Je n’y crois pas. Ils sont allés du bord des musulmans. »


Suzanne A. insiste : face à l’islam, elle n’a aucun problème, absolument aucun. Si elle en avait un, elle n’aurait jamais fréquenté ce restaurant tenu par un couple musulman. « La femme du propriétaire porte un voile, ça ne me dérange pas. Je suis allée plusieurs fois dans ce restaurant. On l’aimait, ce restaurant, sa nourriture… »


Suzanne A. m’a expliqué pourquoi elle a choisi de me raconter sa mésaventure du 7 décembre 2019 : parce qu’elle a 73 ans et qu’elle a vécu dans un autre Québec, un Québec pré-Révolution tranquille. Elle a vécu la chape de plomb de la religion catholique.


« On a mis beaucoup d’années à sortir de ce régime, dit-elle. Et là, dans ce restaurant, on nous impose ça ! Ces fanatiques, ils ne veulent pas voir d’alcool pour des raisons religieuses. Ça va jusqu’à ne pas vouloir être dans un restaurant où on sert de l’alcool aux autres tables ! Si on ne dit pas ces choses-là, ça peut être pire, ça peut prendre de l’expansion. Je n’en veux pas aux gens du restaurant. Je trouve qu’ils sont victimes, ça leur a été imposé. »


***


Les gens de la famille de Suzanne A. à qui j’ai parlé ne m’ont absolument pas semblé être des paranos face à l’islam, absolument pas le genre à écrire des horreurs sur les musulmans sous le statut Facebook de François Legault, disons.


Mais il y a quelque chose qui a changé chez eux, en sortant du restaurant, autour de 12 h 30, le samedi 7 décembre dernier. Un vernis de tolérance qui s’est fissuré.


Prenez Jean-Pierre, le frère de Suzanne A. En franchissant la porte du restaurant, il était ambivalent face à la loi 21 sur la laïcité de l’État. Oh, il avait suivi comme tout le monde le débat. « Mais j’étais entre les deux », m’a-t-il dit.


Or, quand il est sorti du restaurant, le 7 décembre, il était pour la loi 21, tout à fait pour. Je dirais même résolument pour.


Oui, Jean-Pierre A. sait très bien que la loi 21 vise les employés de l’État, pas les décisions d’entreprises privées…


« Je sais que la loi 21 ne changerait rien à ce qui s’est passé au restaurant. Je le sais. Mais là, j’ai vu comment certains musulmans peuvent être fanatiques. »


Je note le mot : « certains ». Il n’a pas dit « tous ».


Suzanne A. a eu la même réaction que son frère Jean-Pierre. Je la cite : « Je sais que la loi 21 n’aurait jamais changé quoi que ce soit à mon expérience. Ça n’aurait rien changé. Mais ça envoie un message… »


***


L’injure faite à la famille de Suzanne A. illustre bien à quel point certaines exigences divorcées du réel peuvent braquer des gens de bonne foi.


Ensuite, cette affaire illustre bien l’importance d’un mot très simple qui pourrait tuer dans l’œuf bien des controverses qui mettent le feu aux manchettes…


Ce mot, c’est « non ».


Mon exemple préféré : quand un homme très proche de son dieu préféré demande qu’un évaluateur plutôt qu’une évaluatrice lui fasse passer son examen de conduite à la SAAQ, on n’a qu’à lui dire « non » et à lui suggérer de prendre un autre numéro en espérant qu’un examinateur se libère d’ici la fermeture…


Ici, entre un groupe de clients fondamentalistes et le groupe de Mme A., le restaurant a choisi de dire « non » à ceux qui n’emmerdaient absolument personne.


C’est un mauvais choix, le genre de choix qui braque les gens de bonne foi.




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