Nous autres, Européens, avons, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup rêvé et donc beaucoup dormi. Sans doute avions-nous besoin de rêve après une première moitié de siècle où, embrasant le monde, nous nous consumâmes nous-mêmes, comme jadis les Grecs lors de la guerre du Péloponnèse.
Pour entretenir ce rêve, menacé de tourner au cauchemar soviétique, nous fîmes appel au marchand de sable américain, protecteur, bienveillant et soucieux de ses intérêts. Ceux qui dormaient du sommeil le plus profond lui reprochèrent ce dernier point, ignorant que, s’il y avait un reproche à faire, celui-ci s’adressait aux Européens, peu soucieux de leurs intérêts à long terme, contrairement aux Américains, bien éveillés.
À la fin de la guerre froide, le réveil sonna très fort — avec le son d’une chute, celle de l’Empire soviétique. Mais nous rêvions très fort, et le rêve n’est-il pas le gardien du sommeil ? Il n’y avait désormais plus d’obstacles, rêvions-nous, à l’avancée de la démocratie dans le monde et à l’avènement d’une communauté internationale. Notre incapacité à régler la crise européenne yougoslave sans notre protecteur américain nous fit peut-être ouvrir un oeil, qui se referma aussitôt. Ceux qui dormaient du sommeil le plus profond reprochèrent avec bonne conscience aux Américains de renforcer leur puissance militaire. Mais la bonne conscience pacifiste est une mauvaise stratégie pacifique.
La réalité que dissimulent nos rêves, c’est celle des rapports de force, c’est-à-dire la réalité politique. L’originalité et le mérite de Donald Trump, comme le dit Gérard Chaliand, sont de nous rappeler, avec brutalité, cette réalité. La réorientation de la stratégie américaine vers l’Asie-Pacifique ne date certes pas du président actuel des États-Unis. Ce qui est nouveau, après leur éloignement de l’Europe, c’est une hostilité affichée. En disant « bonne nuit les petits », le marchand de sable (et d’armes) américain insiste moins désormais sur « bonne nuit » que sur « les petits ». Ce n’est pas diplomatiquement très correct, mais ce n’est pas stratégiquement faux.
Fièvre populiste
Cette fois, nous ouvrons les yeux, mais nous sommes encore nus sous la couette. À notre réveil, comme le monde a changé ! Il est pris d’une fièvre dite « populiste » que les Européens, dont les classes moyennes se sont appauvries, ne surmontent qu’en partie. La Chine s’est éveillée et une partie du monde tremble. Cette Chine « communiste », deuxième puissance mondiale, dispose désormais de moyens de contrôle sur sa population que George Orwell lui-même ne pouvait imaginer. Or, l’influence de la Chine est considérable et devrait s’étendre et s’accroître. Entre elle et les États-Unis se joue, pour notre siècle, la première place sur le « grand échiquier », à savoir le continent eurasiatique. Les États-Unis, menés par un leader « populiste » radicalisant une tendance déjà présente avant lui, rejettent désormais multilatéralisme et internationalisme, méprisant ouvertement leur « allié » européen. Quel réveil !
Dans ce nouveau monde, l’OTAN subsiste, plus étendue mais plus américaine que jamais, le seigneur protégeant désormais sans ménagement ses vassaux plus nombreux. Mais les protégeant contre quoi ? L’ennemi de l’OTAN, l’URSS, n’est plus ; la Russie est désormais une puissance régionale moyenne, qui ne peut plus menacer militairement l’Europe. Sans doute la Russie menace-t-elle les Européens sous d’autres formes que celle militaire, mais Trump les menace aussi, la plus grande arrogance n’étant pas toujours du côté de Poutine.
Dans un tel contexte, la danse de la pluie entamée par les extrêmes droites européennes pour que les nations « retrouvent leur souveraineté » est une manière de demander aux Européens de se retourner dans leur lit pour se rendormir. Que pèsera la « souveraineté de la France », qui a pourtant fourni quelques efforts militaires contrairement à la plupart des autres pays européens, face aux « deux grands » ? Certes, les Européens tiennent à leurs nations, qui doivent — comme le montre la montée des nationalismes — subsister et conserver la part de souveraineté qui vaut à leur échelle. Mais seule l’Union européenne, première puissance économique du monde, peut rivaliser avec les deux grandes puissances d’aujourd’hui, prendre la troisième place et peser ainsi dans les affaires du monde.
C’est l’Europe, continent de la philosophie et du droit, qui représente le mieux désormais les principes universels qui méritent d’être défendus dans le monde : liberté, solidarité et multilatéralisme. Nous ne pourrons pas les défendre en continuant à rêver, c’est-à-dire en restant faibles. Notre priorité est de définir un projet stratégique autonome et d’engager les pays de l’Union européenne à renouer avec la puissance militaire. Ce qui suppose que tous les citoyens européens cessent de parler de leurs « valeurs » et mettent en oeuvre ce dont ils ont aujourd’hui le plus besoin : le courage !