« Dans le gouvernement comme dans le corps humain,
les maladies les plus graves viennent de la tête »
Pline le Jeune
Lettres
***
L’un des plus grands pays civilisés du monde connaît une crise politique
sans précédent. Le Canada vit une sorte de séisme politique illustrant sa
situation particulière. Si la majorité démocratique est mise à rude épreuve
et qu’elle laisse tomber des plumes depuis plusieurs années déjà, il
revient désormais à une personnalité non élue de décider de la légitimité
de la Chambre des communes. Le grand ensemble forcé canadien est en vérité
malade et il convient, vu du Québec, de se pencher sur les symptômes et la
maladie, qu’elle soit d’ordre physique ou psychologique.
Dans ce texte, nous expliquerons en quoi consiste le cancer dans la
fédération. Nous pousserons la médecine politique à tenter de comprendre
comment le Québec est devenu, en l’espace de deux gouvernements
minoritaires conservateurs, un mauvais objet pour la personnalité
canadienne. Ensuite, nous tenterons de saisir la Québécophobie, ses
manifestations, de même que le déni de la réalité démocratique québécoise.
Nous terminerons ce texte en invitant les médecins et les jeunes
psychologues en résidence à chercher comment la maladie canadienne peut
trouver un remède à la profondeur de sa blessure.
Le développement de la cancérologie fédérale
Le Canada apparaît de plus en plus comme un grand corps malade. Sa
démocratie est mise à mal de l’intérieur et ses principaux membres vivent
le problème de la désarticulation politique. Un cancer, qui s'est en partie
développé dans l’histoire ancienne du bas-Canada, se propage vers l’ouest :
des métastases apparaissent maintenant à Toronto, à Calgary, à Edmonton et
à Vancouver. Dans le moment, le grand pays imaginé par Laurier, Trudeau,
Mulroney et Chrétien est divisé en parties désorganisées : les provinces de
l’est se rattachent au Québec, l’Ontario demeure cadrée au centre et les
provinces de l’ouest, le Rest of Canada (ROC), s’orientent à droite sur
l’Alberta, celle qui trouve sa vocation dans une complicité toujours plus
grande avec les États-Unis. Aux Communes, la chambre basse et la chambre
haute ne s’entendent plus et la Gouverneure générale, ou la représentante
de la Reine d’Angleterre, ne peut pas régler elle seule les différends. On
dirait que le cancer se fraie un chemin dans la géographie et la structure
politique canadiennes et qu’aucun médecin du politique n’a réussi, à ce
jour, à le diagnostiquer. Le Canada est victime d’une tumeur maligne qui le
travaille patiemment et qui a la particularité d’être invisible de
l’extérieur.
Les premiers éléments de la psychosomatique
Si on choisit de laisser l’étude du cancer à l’oncologue du politique,
nous pouvons nous pencher dès maintenant sur les symptômes psychologiques.
Certes, après avoir reconnu la cancérologie fédérale, il importe de
remarquer que le cancer s’accompagne ici de troubles particuliers dans
l’âme ou la personnalité canadienne. Une psychosomatique politique
canadienne de base relèvera d’abord que le grand patient souffre de
l’intérieur, c’est-à-dire du rapport des provinces entres elles.
Le symptôme du clivage et le Québec comme « mauvais objet »
Au Canada, le Québec se trouve clivé à partir du centre vers l’ouest et il
se produit en conséquence, sur le plan fantasmatique, la création de bons
et de mauvais objets. La province de l’Ontario tout d’abord, mais
maintenant l’Alberta et ses consoeurs de l’ouest, vivent du ressentiment
et clivent le Québec, c’est-à-dire le considère comme un mauvais objet, un
persécuteur, un obstacle à sa réalisation. Ainsi, les provinces de l’ouest,
reprenant à nouveaux frais le discours historique du ressentiment ou du
politiquement rentable Québec bashing, s’idéalisent elles-mêmes sur le dos
du Québec. Il est logique alors que, suite au clivage et à la mise en
évidence des duplicités, que le Québec redevienne porteur de tous les maux,
c’est-à-dire un ennemi intérieur commode s’attaquant à la santé de la
démocratie dans la fédération. Psychopolitiquement, on lui attribue tous
les torts et la responsabilité de tous les échecs et de toutes les crises.
L’ouest se rassure en se disant au services des intérêts du Canada,
contrairement au Québec…
Le travail de la projection
Placé dans l’ambivalence, le patient canadien souffre de plus en plus. Il
aimerait que tout soit blanc ou noir, bon ou méchant, riche ou pauvre,
étranger ou anglais, etc. Malade, le Canada ne réussit plus à nuancer sa
propre situation : lorsque que la colère est trop forte – et Dieu sait à
quel point le Canada a été longtemps à l’école de la colère – il clive le
Québec et ne parvient plus à le voir à l’intérieur de lui. Dans une grande
souffrance, le Canada expulse symboliquement (vers l’extérieur) le Québec -
c’est le travail du mécanisme primaire de la projection. Le mal est à
l’extérieur de lui, tandis qu’elles, c’est-à-dire les provinces de l’ouest,
représentent aujourd'hui la santé. Dirigé de l'ouest, le Canada nie
l’existence du Québec et projette le conflit à l’extérieur de lui. En
vérité, le Canada de la fédération se trompe sur lui-même, car le conflit,
devenu insupportable, demeure à l’intérieur de sa propre construction
politique. Tout le pays, via Ottawa, a beau se fâcher contre le Québec,
mais rien n’y fait : le mal ne peut et ne pourra disparaître.
Le déni de la réalité démocratique québécoise
Évidemment, quand le patient projette sans cesse, on assiste alors à
plusieurs formes de déni ou de négation de la réalité. Pour le bien de
notre texte, nous nous limiterons au déni de la réalité démocratique
québécoise.
Cancéreux et légèrement psychotique, le Canada connaît le déni de sa
propre réalité à partir de son refus du Québec. Le mécanisme archaïque du
déni fonctionne chez nous assez simplement. Pour se défendre d’un Québec
devenu persécuteur, le Canada nie sa réalité : il le dénie et le reconnaît
pas tel qu’il est. Quand le fédéral nomme subtilement le Québec une «
nation » et qu’en même temps il ne reconnaît pas la légitimité des députés
du Bloc québécois à Ottawa, le Canada nous parle de sa psychopathologie.
Certes, afin de sauvegarder son apparence de fonctionnement, le Canada
travaille fort pour trouver un coupable de sa désintégration. La
personnalité étant secouée, victime de crises de colère récurrentes et ne
pouvant trouver les bons remèdes dans la pharmacie politique nommée
Parlement, elle refuse de s’alimenter correctement. Comment ? En tentant de
contrôler les médias, elle vit dans l’intoxication et cherche à cacher son
état de santé aux citoyens qui la composent.
Ici, les exemples sont trop nombreux pour être donnés sur une seule page.
Nous nous limiterons à un seul : le refus de reconnaître l’existence
démocratique du Bloc québécois. En effet, les Canadiens s’intoxiquent
eux-mêmes, et surtout au Québec, à nier la réalité du Bloc. Le Parlement
des conservateurs minoritaires reprend actuellement un vieux refrain : le
Bloc ne devrait pas exister ou, s’il existe, il n’est pas démocratique.
L’idée ici est toujours la même et témoigne encore de la maladie mentale
que l’on refuse de diagnostiquer, une maladie désormais doublée d’un cancer
: au moyen des médias, mettre dans la tête des citoyens du Québec et du
Canada que le Bloc est indigne, illégitime, dangereux et cryptofasciste.
On veut faire des pauvres souverainistes la raison d’être de toutes les
crises. On retrouve cela lorsque les conservateurs fondent leur discours
anti-coalition sur le dos du Bloc, un parti qui ne prétend pas au pouvoir
et qui demeure condamné à réagir après-coup aux stratégies et politiques du
fédéral. L’objet transitionnel ne réussit pas à équilibrer la personnalité
canadienne…
La forclusion politique canadienne
Or, puisque la maladie canadienne est profonde, il convient de puiser à
même la profondeur abyssale du discours psychoanalytique lui-même. Afin de
toucher vraiment le fond, nous mettrons en circulation, cette fois dans le
cadre large de la politique, le concept difficile de forclusion. La
question qui se trouve sur le clavier de mes dix-huit lecteurs est
peut-être la suivante : comment le jeune auteur, celui qui met dos-à-dos
les radicaux et les softs de la cause nationale, parviendra-t-il à
rattacher un concept lacanien des plus obscurs à la psychopathologie
canadienne ?
D’abord, j’affirmerai que si on veut expliquer une fois pour toutes la
psychose, il faut reconnaître que le complexe d’Œdipe du Canada n’a pas été
structurant. En effet, la Conquête a modifié à jamais la notion de Père –
le Canada s’est retrouvé avec plusieurs nations ou pères fondateurs – et
que la confusion entre le Père symbolique et le Père réel n’a jamais trouvé
de solution durable chez nous. Dit autrement, le Canada aurait été un
excellent patient pour la clinique de Jacques Lacan. Non seulement Lacan en
aurait eu pour son argent avec le Canada couché sur un racamier – il
n’aurait pas quitté ses séances avant la fin… -, mais en plus il aurait
écrit peut-être un livre de psychose politique.
Cela dit, revenons à notre patient. Si l’on tient à utiliser Lacan et à
sortir de la problématique des mécanismes de défense, c’est parce que le
Canada vit le problème de la forclusion. En effet, dans le développement
historique normal de la société canadienne, le social, qui comprend certes
le Québec, n’a pas été bien intégré par la fédération. Le Canada n’a pas
réussi à intégrer le travail de la Loi et le respect du Nom-du-Père.
Autrement dit, le fonctionnement du langage et de l’imaginaire canadiens
étant déficient, il se produit la forclusion chez notre psychotique : le
Canada de l’ouest délire sur le Québec. Raison : le signifiant de l’ordre
symbolique réapparaît dans le réel, sur le mode hallucinatoire par exemple.
Schizophrène, le Canada est hanté par le fantôme du Québec. Si l’on tient à
mettre des mots savants, la forclusion s’est construite sur la perte de
repères politiques du fédéral. C’est toujours l’agencement particulier,
selon Lacan, du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui configure les
types de psychose de la personnalité. Un des effet de la forclusion est
bien sûr le sentiment de la castration, qu’elle soit symbolique ou réelle…
Le dossier médical est enfin ouvert…
Si nous n’avons pas le temps d’aller plus loin dans l’analyse, nous
espérons avoir contribué un tant soit peu au dossier médical du Canada, un
jeune pays aux prises avec un cancer localisé et une maladie mentale
complexe et difficile à guérir. Sur ces éléments de base, nous invitons les
médecins et psychologues en résidence à proposer des diagnostics encore
plus précis afin de mieux comprendre la personnalité complexe du Canada, un
patient dont la maladie est profonde et résistante.
Dominic Desroches
Département de philosophie
Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
Penser le Québec
Psychopathologie de la fédération canadienne
Étude mi-ludique des symptômes psychosomatiques de notre pays
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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