Le dollar américain semble condamné à perdre petit à petit son statut de seule devise mondiale, et il n'est pas sûr que les Américains s'en porteront plus mal.
Le billet vert fait grise mine. Une étude de la Banque Nationale comparant le dollar américain à un panier de 26 autres devises relevait la semaine dernière qu'il n'avait jamais été aussi bas depuis l'été d'avant la faillite de Lehman Brothers et qu'il est tout près de son creux précédent, qui remonte à 1995. Amarré à la devise américaine, le yuan chinois devrait normalement la suivre dans sa trajectoire descendante. Aux prises, toutefois, avec une inflation galopante ainsi qu'avec sa promesse d'intervenir de moins en moins lourdement dans ses taux de change, Pékin a continué de laisser sa devise s'apprécier lentement au point de passer pour la première fois vendredi sous le cap des 6,5 yuans pour 1 dollar.
Malgré les nombreux pays qui les accusent de faire le contraire en maintenant leurs taux d'intérêt à zéro et en continuant de pomper des milliards dans l'économie, les autorités américaines se défendent bien de dévaluer leur monnaie de façon préméditée afin d'aider leurs exportations et de réduire le poids relatif de la dette. Notre objectif est toujours d'avoir un dollar «fort et stable», mais, pour ce faire, il faut d'abord s'assurer que la reprise est bien enclenchée, a expliqué mercredi le président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke.
Est-il besoin de rappeler que les questions liées au dollar dépassent largement les frontières américaines? La plupart des prix mondiaux des produits de base, dont le pétrole, sont en dollars. La moitié des titres obligataires émis dans le monde sont en dollars. Plus de 60 % des réserves de devises étrangères des gouvernements et des banques centrales sont en dollars.
Cette place centrale du dollar dans l'économie mondiale vient notamment de la taille de l'économie américaine et de son marché financier. Elle découle aussi de la réputation de fiabilité et de stabilité de son économie et de son système politique. Ce pouvoir rassurant des États-Unis est tellement grand que c'est vers le dollar américain que les investisseurs se sont tournés durant la crise, même après la spectaculaire faillite de Lehman Brothers et la menace d'effondrement de Wall Street.
Alors qu'il était encore jeune ministre des Finances, l'ancien président français Valéry Giscard d'Estaing avait qualifié de «privilège exorbitant» l'avantage que les États-Unis tiraient de cette place unique de leur monnaie dans l'économie mondiale. Le principal avantage que l'on y voit est de profiter de la demande en dollars pour financer leur dette publique à moindres frais. Un autre avantage est d'épargner aux entreprises américaines les coûts et le tracas de passer sans cesse d'une monnaie à une autre.
Plusieurs voix se sont élevées ces dernières années pour remettre en cause ce privilège américain. La Chine, la France et d'autres ont notamment parlé de remplacer le dollar par le panier de devises utilisé par le Fonds monétaire international (FMI), appelé «droits de tirage spéciaux» (DTS), et composé de quatre monnaies aux taux de change flottant: le dollar, l'euro, le yen japonais et la livre britannique. Mais l'idée ne semble pas devoir aller bien loin, notamment parce que les DTS ne sont utilisés par presque personne dans la vie économique réelle et que le FMI n'a pas le pouvoir d'agir comme une banque centrale, et encore moins comme un gouvernement mondial.
L'issue la plus probable est l'avènement d'un «système monétaire international multipolaire» comprenant plus d'une devise mondiale, estiment plusieurs experts. L'acharnement des membres de la zone euro à défendre coûte que coûte leur monnaie commune et la mise en place de nouveaux mécanismes de gouvernance économique font de cette devise le premier concurrent sérieux auquel le dollar fait face en plus d'un demi-siècle, écrivait récemment dans le Wall Street Journal l'économiste américain Barry Eichengreen. L'euro compte déjà pour plus du quart des réserves de devises dans le monde, contre 60 % pour le dollar.
L'autre candidat auquel tout le monde pense est le yuan chinois, naturellement. De plus en plus de partenaires commerciaux de la Chine acceptent déjà d'être payés en yuans. Des douzaines de grandes entreprises étrangères, dont McDonald's, ont aussi été autorisées par Pékin à émettre des obligations — surnommées «obligations dimsums» — dans cette même devise afin de financer leur expansion dans le pays. On peut également, depuis peu, ouvrir un compte bancaire en yuans à New York et bénéficier, comme les autres, du régime d'assurance dépôt fédéral. Il manque encore à la Chine un régime de taux de change flottant et une place financière de classe mondiale, admet Barry Eichengreen, mais cela ne saurait tarder.
Les États-Unis ne doivent pas essayer d'empêcher l'ascension de ces nouvelles devises mondiales, bien au contraire, disait récemment Fred Bergsten, directeur du Peterson Institute for International Economics à Washington. Après tout, c'est aussi parce que le dollar est la seule monnaie mondiale que sa valeur peut être à ce point décrochée de la réalité économique du pays, que la bulle immobilière et la dette publique ont continué de grossir jusqu'à prendre des proportions catastrophiques, ou encore que certains pays peuvent dévaluer artificiellement leurs propres devises pour se donner un avantage commercial déloyal.
«Le privilège [dont parlait Giscard] est devenu un fardeau, observe Fred Bergsten. Il est temps pour les États-Unis de se préparer, et de travailler à la venue d'une ère où plusieurs monnaies mondiales concurrenceront la sienne.
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